Un grand stratège
Le dimanche matin, j’aime à réfléchir à ma vie dans un bain moussant, chaud et décontractant. Pour être encore plus précis, j’aime à me concentrer sur mes doigts de pieds velus qui émergent de l’eau savonneuse, appuyés sur le bord de la baignoire. Certains vont à l’église ou à mosquée pour se ressourcer auprès de leurs idoles. Moi, je me concentre sur Moi-Même. A chacun son Dieu.
Je suis un type au potentiel formidable. Je n’ai peur de rien, tout le monde le dit. Je sais me battre pour arriver là où je veux. Je suis un solide, un dur, j’ai de la dimension, de la surface, de l’envergure. Alors en ce dimanche matin des Rameaux, alors que le printemps s’épanouit et que j’ai utilisé un savon à la rose, je fais le point et j’analyse ce qui ne va pas chez moi. Car je sais, moi, me remettre en question contrairement à certains que je ne nommerai pas ici.
Je crois que pour bien vivre ou plutôt pour bien exister, il faut s’opposer. Une personnalité se construit dans le conflit, tous les psys vous le diront. Votre adversité, c’est le sel qui nourrira votre développement personnel, c’est le ferment qui épanouira votre individualité. Il faut se garder de ses amis et soigner ses ennemis, encore faut-il se débrouiller pour en avoir. Comment ai-je fais pour les perdre un par un ? Que sont mes ennemis devenus ?
Il faudrait que je me coupe les ongles des pieds.
Prenons l’exemple de Martineau, mon voisin. Nous avions pourtant bien débuté notre affrontement lorsqu’il s’était établi dans la villa mitoyenne, voilà un an. Il avait commencé par refuser de me prêter sa tondeuse à gazon alors que la mienne venait de rendre l’âme et que l’herbe poussait drue de mon coté. Martineau avait fait semblant d’avoir un besoin pressant de son outil au moment même où j’étais disponible pour m’en servir ! L’incident m’avait déjà permis de remarquer et de faire remarquer sa ladrerie et son manque de solidarité vis-à-vis des co-propriétaires du lotissement. J’avais pu m’en plaindre amèrement dans son dos à la mère Petit qui, j’en étais sûr, allait colporter ce ragot dans tout le lotissement.
Nous avions continué agréablement notre voisinage guerrier lorsqu’il décida trois mois plus tard de couper une branche de mon cerisier qui –prétendait-il- obscurcissait sa piscine, tout en la polluant. Je ne manquai pas l’occasion d’en rajouter un peu en lui faisant observer dans des termes assez vifs la médiocrité de son geste même si je savais qu’il se heurtait le front à la branche de mon cerisier chaque fois qu’il plongeait dans sa piscine. J’étais assez satisfait de ces algarades qui permettaient de montrer que, décidemment, je ne m’en laissais pas compter par n’importe qui et que je savais me faire respecter. Mentalement, je décernais une mention à Martineau qui remplissait très bien son rôle de voisin, c’était un bon ennemi.
Je ne sais quelle mouche l’a piqué. Voilà qu’il me proposa l’été dernier de « faire la paix », au prétexte qu’entre voisins raisonnables des relations paisibles étaient indispensables à une longue cohabitation collective. Je fus donc contraint de me rendre à l’invitation qu’il me lança par-dessus notre haie commune pour son barbecue annuel du 15 août. Tous ses amis étaient présents, je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi il n’avait pas convoqué ses ennemis. Heureusement, j’étais là pour combler cette lacune. Espérant raviver nos antagonismes, je ne cessai de lancer des petites piques assez perfides sur ses massifs mal entretenus, sur les mauvaises herbes qui couraient dans ses allées, sur ses saucisses achetées en supermarché alors que je faisais préparer les miennes par un artisan charcutier. Mais rien n’y fit. Martineau rit beaucoup de mes remarques et me dit que j’avais entièrement raison. Il me demanda même l’adresse de M.Bourichot, mon charcutier attitré depuis trente ans ! En un mot, Martineau abdiquait lâchement son rôle d’ennemi me laissant seul sans combat à ma mesure.
Il faut que je change de shampoing, je commence à avoir beaucoup trop de pellicules. A ce moment précis, je pensai que Berton allait pouvoir me sauver. Berton était un commercial, entré dans la même société que moi, à la même date. Son œil torve, sa moustache sournoise, et son bouc frisottant me parurent tout de suite antipathiques. C’était un adversaire idéal d’autant plus qu’il s’avéra rapidement que nous convoitions tous les deux le même poste de directeur des ventes dès que le vieux Duchemin aurait enfin pris sa retraite ce qui commençait d’ailleurs à durer un peu. J’étais ravi : le concurrent était de taille, j’allais pouvoir multiplier les coups bas, les traîtrises écoeurantes et les manœuvres parfaitement déloyales. Les premières escarmouches furent à la hauteur de mes espérances. Berton se montra fin manœuvrier, nous allions pouvoir en découdre.
Au début de nos mauvaises relations, grâce à la trahison de Mauricette sa secrétaire que j’avais savamment draguée, j’espionnai ses dates de congés de façon à lui prendre ses clients pendant qu’il se prélassait dans une station de ski chic avec armes, bagages, Madame et les enfants. J’en profitai pour faire remarquer à la direction mon dévouement à la société : je venais de sauver plusieurs marchés importants pendant que mes collègues en prenaient à leurs aises, ne songeant qu’à leur confort personnel. A la rentrée scolaire de février, j’appris que Berton avait modérément apprécié mon geste ce qui me convint parfaitement. Quelque temps plus tard, il me rendit la pareille en faisant capoter un dossier particulièrement juteux que j’avais mis longtemps à mettre au point avec des clients japonais. La bataille entre Berton et moi faisait rage, j’étais aux anges.
Les autres agents commerciaux étaient trop faibles pour supporter une telle tension. Je leur expliquais en les toisant de haut qu’il faut ne pas avoir peur de se battre dans la vie pour parvenir à ses fins. Et pour se battre, il faut avoir des ennemis d’une part et une force de caractère comparable à la mienne d’autre part. Les premiers aiguisant l’acuité de cette dernière. Avoir des ennemis est donc un paramètre indispensable à une vie professionnelle active, passionnante et riche de promesses.
Tout allait pour le mieux. Berton et moi-même nous nous rendions coup pour coup. L’ambiance de travail devenait exécrable et je grandissais à vue d’œil dans l’entreprise. Grâce à cet ennemi de qualité, la direction remarquait ma combativité et ma compétitivité. J’étais voué aux plus hautes destinées. La rumeur publique me désignait déjà comme le futur lauréat pour la nomination au poste envié.
Et puis, patatras ! Au retour des vacances de Pâques, pendant lesquelles j’avais pu encore fomenter quelques habiles complots à l’encontre de mon rival, j’appris que Berton, remarqué par une firme concurrente, changeait de société avec, en plus, le titre superbe de directeur commercial. Pour couronner le tout, le poste que je convoitais dans mon entreprise revenait à Morissot ! Inutile de dire que je montai tout de suite à la direction pour obtenir des explications. Chacun le sait, je ne suis pas homme à me laisser marcher sur les pieds !
Et là qu’est-ce que j’apprends au cours d’un entretien orageux que j’affrontai avec mon courage habituel ? Que Morissot avait été élu pour son calme, son tempérament conciliant, ses qualités de fin négociateur ! Je me retirai du bureau de Dulac, le directeur des ressources humaines en laissant tomber une remarque cinglante dont le staff de direction ne s’est pas encore remis :
- Alors, si je comprends bien, pour avoir une promotion, il faut s’écraser. Pff !
Je vais rajouter un peu d’eau chaude à mon bain. Après Martineau et Berton qui désertèrent lâchement le combat, je reportai mes espoirs sur Sébastien. Sébastien est l’un de mes collègues de fac. Nous fréquentions le même groupe de copains qui se réunissaient tantôt au bistrot, tantôt chez l’un ou l’autre pour une bonne bouffe. Parmi nous, il y avait Juliette aux yeux d’azur si doux et à la longue chevelure blonde et soyeuse qu’elle mordillait souvent d’un geste charmant. A l’époque dont je parle, Juliette mordillait beaucoup puisqu’elle venait de rompre avec Germain, un rustre qui n’entendait rivaliser avec personne, même pas au tarot sous de fallacieux prétextes relevant de je ne sais quel idéologie égalitariste ente les hommes. Il pensait même que c’était la fraternité qui sauverait le monde, le nigaud !
Sébastien et moi-même étions sur les rangs pour séduire la belle Juliette et prendre la succession de ce pauvre Germain. Je fis tout pour emporter la palme : bien entendu les classiques invitations à dîner, les ballades champêtres, les séances de cinéma y compris pour des films auxquels je ne comprenais rien. Je m’épanchai également longuement sur moi-même mettant en avant ma générosité, mon aversion pour le mensonge, l’injustice et la méchanceté. Evidemment, j’éreintai largement le tempérament inconstant, névrosé et un peu caractériel de Sébastien. Je me moquai assidûment de ses grandes idées humanistes que j’assimilai finement à une crise d’adolescent attardé. De plus je ne manquai pas de rappeler ses écarts de boisson et de langages qui contrastaient tellement avec ma bonne tenue en société et mon niveau culturel élevé. J’étais certain que, de son coté, Sébastien proférait, auprès de la belle, autant de compliments à mon égard.
Eh bien, non ! Au moment de préparer les vacances d’été, j’allai proposer un long séjour de repos à Cannes à Juliette lorsque j’appris qu’elle avait accepté une randonnée dans le Lubéron avec Sébastien au prétexte que, lui, était un garçon gentil et surtout pas prétentieux. La façon dont elle prononça ce dernier adjectif me laissa soupçonner un reproche personnel. Je lui répondis avec autorité comme d’habitude :
- Qu’est-ce que tu peux bien trouver à ce mollasson de Sébastien ?
Je venais de perdre un nouvel ennemi. En dépit de tous mes efforts pour harceler ses positions, non seulement j’avais perdu un opposant, mais encore j’avais échoué justement parce que je l’avais combattu. J’en venais à la conclusion abracadabrante selon laquelle pour avoir un ennemi, il ne fallait pas se battre !
Je devrais m’acheter de la crème hydratante pour les mains. J’ai de belles mains, mais j’aimerais en plus qu’elles soient douces. Fort de ma dernière expérience, je changeai de stratégie. Il fallait ne pas assaillir l’ennemi. Vis-à-vis de Martineau, je redoublai d’amabilité. A tout moment, je m’inquiétai de savoir s’il n’avait pas un besoin urgent de ma tondeuse ou de l’un de mes outils pour travailler dans son jardin. Un dimanche soir, je lui portai même en cadeau de bon voisinage une terrine de lièvre aux olives confectionnée par ma tante du Poitou à laquelle je venais de rendre visite. Martineau accueillit ce déluge d’amabilités en soulevant un sourcil interrogatif, mais il me transmit, après quelques jours, ses compliments à destination de ma tante du Poitou.
Je ne pouvais guère couvrir d’amabilités Berton puisque nous ne travaillions plus pour le même employeur. Néanmoins, il m’arriva de le croiser et de le complimenter longuement pour sa promotion. Je me faisais, à cette occasion, un devoir de souligner son mérite et l’intérêt que nous aurions tous, nous les professionnels, à appliquer les méthodes qu’il nous avait enseignées. Sur plusieurs points délicats, je souhaitai d’ailleurs obtenir son avis et son expertise pour m’aider à déterminer une meilleure stratégie commerciale.
Quant à Juliette, je la rencontrais parfois au bras de Sébastien lorsque j’allai faire mes courses à l’Uniprix de mon quartier. Je ne manquai pas de les féliciter pour le joli couple qu’ils formaient. J’affirmai même que de toute évidence l’un était fait pour l’autre. D’un air coquin, je m’inquiétai du jour présumé des noces en espérant bien être invité, et même avoir l’honneur d’être témoin de leur union. Et en guise de plaisanterie appuyée, j’ajoutai que je me verrai bien être un jour le parrain du fruit de leurs ébats !
Où est donc passé mon après-shampoing celui qui donne du volume à ma chevelure ? Et puis, un jour, je rencontrai Juliette seule dans les années d’Uniprix. Au rayon des pâtes, je m’inquiétai de l’absence de Sébastien en ayant l’air particulièrement attristé de ne pas le voir. Elle m’apprit alors qu’il était en déplacement professionnel. De fil en aiguille, elle m’invitait chez elle : les spaghettis bolognese ont toujours été la grande spécialité de Juliette et elle avait envie de partager ce plat avec quelqu’un pour cette soirée. Flairant enfin la réussite de mon habile stratégie, j’acceptai volontiers après avoir feint d’hésiter une fraction de seconde pour respecter les convenances.
Le début de soirée fut délicieux comme les spaghettis de Juliette. Je me laissai même aller à quelques confidences sur ma manière intrépide d’entretenir et d’affronter mes ennemis pour mettre en exergue ma personnalité et me sentir vivre dans la plénitude de mes capacités.
Et c’est là, alors que, courbé sur mon assiette, j’aspirai un long spaghetti en tachant ma cravate de rouge tomate que Juliette partit dans un rire inextinguible me déclara :
- Mais mon pauvre Damien, ton meilleur ennemi, c’est toi !
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