Robert et René
Je suis Robert, le plus beau diplodocus du troupeau. Avec mes 33 tonnes comme poids de forme, mes 24 mètres de long et mes 5 mètres de hauteur, je ne crains personne dans les bagarres. Eventuellement, je peux compter sur mon copain René, un petit gringalet de 29 tonnes et demi. Un peu plus léger, il sait très bien prendre cet air féroce qui emplit nos adversaires de frayeurs. Notre queue longue de six à sept mètres constitue notre arme décisive. René s’en sert comme d’un fouet. Il peut cisailler un tronc d’arbre d’un seul coup d’appendice : inutile de dire qu’un tel choc expédie ad patres n’importe quel assaillant mal intentionné.
Comme tous les êtres de notre espèce nous nous déplaçons en groupe, en positionnant les enfants au milieu de nous pour mieux les protéger. Mieux les surveiller aussi d’ailleurs, certains turbulents que je ne nommerai pas, n’hésitant pas à s’échapper au loin du troupeau pour jouer les grands, du haut de leur sept mille kilos tous mouillés. René excelle à les ramener tout en leur distillant une bonne leçon de morale.
Nous allons de forêts en forêts nous régalant de verdure et de plantes. Il en faut pour nourrir d’aussi grands corps que les nôtres. Dans ces temps incertains, notre force tranquille nous assure une relative quiétude. Les stégosaures, herbivores comme nous, nous saluent respectueusement de loin. Les grands carnivores n’ont pas spécialement envie de se faire piétiner et s’en prennent à d’autres gibiers. Il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour que nous soyons les rois de la Terre. La semaine dernière, trois cératosores se sont infiltrés dans nos rangs pour aguicher nos femmes. René et moi, nous nous sommes énervés. Je ne sais pas si vous imaginez la scène, mais deux dinosaures de 60 000 kilos à eux deux qui se mettent en colère, ça fait du bruit !
J’aime bien discuter avec René, je suis sûr qu’il a un don de voyance extraordinaire. Un soir d’été, nous ruminions les restes de notre dernier repas, mollement allongés dans une verte prairie. Le regard fixé sur le soleil couchant qui rougeoyait le fond de l’horizon, il m’a longuement parlé de ses visions. Pour lui, la Terre sera gouvernée un jour par des êtres minuscules, d’une intelligence supérieure qui fabriquerons des machines ultra perfectionnées pour les aider dans leurs travaux. Plusieurs milliards de ces individus peupleront
la Terre. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interroger sur le sort qui serait réservé aux frères et soeurs de notre race.
-Nous n’existerons plus, mon pauvre Robert. Mais les petits êtres qui seront aux commandes exposeront nos squelettes dans des endroits où les foules viendront nous admirer.
Et puis René est parti d’un grand éclat de rire, en se tapant sur les cuisses :
-Tu te rends compte, Robert, tu seras célèbre dans plusieurs millions d’années !
Il est comme ça René : il peut passer d’un coup de la plus profonde nostalgie à la franche rigolade sans prévenir. Je n’ai rien répondu. Mais tout de même, j’aurais préféré être célèbre maintenant.
Avec René, nous avons réussi à nous faire un copain chez les triceratops, Timothée. Nous prenons nos bains avec lui et sa famille, tout en nous aspergeant gaiement. Avec sa corne sur le nez, il nous fait rire, Timothée. Il dit que ça lui sert de couteau et que c’est très pratique pour déguster les grosses plantes en salades. En compagnie de Timothée, nous organisons des jeux. Il voulait, au début de notre complicité, jouer à chat perché. Mais René et moi n’étions pas vraiment d’accord : un dinosaure ne trouvera jamais un promontoire suffisamment solide pour y grimper. Désormais, nous jouons plutôt aux quatre coins ou alors à la marelle, bien que notre morphologie ne nous prédestine pas vraiment à sauter à cloche-pied. Mais les enfants de notre troupeau aiment beaucoup ces séances récréatives animées par notre tricératops préféré.
Dans le troupeau, je sors avec Marguerite, la plus belle des dinosaures. J’aime son allure effilée, son port de tête délicat au bout d’un cou de sept mètres cinquante et sa démarche légère et gracieuse en dépit de ses vingt cinq tonnes. Marguerite est d’un tempérament doux et romantique. La nuit nous surprend parfois, admirant le clair de lune, cous tendrement emmêlés. Quant à René, il courtise Jennifer, une jeunette de cinquante cinq printemps. Je trouve qu’ils forment un joli couple. Parfois, nous sortons dîner tous les quatre dans une forêt de palmiers, dont nous nous gavons joyeusement jusqu’au matin.
Aujourd’hui, c’est le premier jour de la soixante cinq millionième année avant l’ère chrétienne. Comment je le sais ? C’est René qui me l’a confié : on a l’impression qu’il sait tout et que l’avenir lui appartient.
Je me suis réveillé un peu nauséeux. Il est vrai que nous avons fait la fête un peu tard hier soir pour fêter le nouvel an.
Comme d’habitude notre groupe se rend à la rivière pour le bain du matin. Contrairement à son ordinaire, René est taciturne, il ne joue pas avec les enfants, il ne taquine pas les jeunes filles dont il apprécie tant le charme juvénile. Il regarde fréquemment les nuages bas d’un air soucieux.
Tiens ! Un vol de ptérosaures dans le ciel. Ils planent plus bas que d’habitude, sans doute à la recherche de leur pitance. Ça me fait penser que je n’ai pas encore déjeuné.
René est de plus en plus inquiet. Il me désigne au loin un volcan qui crache ses flammes. J’essaie de le rassurer. A notre époque, c’est un phénomène courant. Nous vivons sur une planète qui est en voie de formation, donc très instable. Tous les jours des crevasses s’ouvrent dans le sol. Des tempêtes se lèvent parfois sans crier gare. Nous avons même échappé de peu à un tsunami l’an dernier. Mais ce n’est quand même pas un troupeau de diplodocus aussi forts que le nôtre qui va se laisser impressionner par ces intempéries.
J’observe quand même que le ciel n’affiche pas sa couleur habituelle. La température est plutôt douce alors que nous sommes au début de l’année. Depuis quelques temps, les hivers ne sont pas assez rudes et les étés sont trop chauds. Il n’y a plus vraiment de saisons.
René pense qu’un danger nous menace, il faut nous mettre en marche avec le troupeau. Comme je crois toujours aux intuitions de René, je rassemble rapidement les femmes et les enfants et nous partons vers le Nord avec armes et bagages.
Au milieu de la journée, le ciel s’assombrit de plus en plus. Nous devons bientôt affronter une tornade. Les femmes et les enfants prennent peur et galopent dans tous les sens. René est le seul à garder son sang-froid : je lis dans son regard quelque chose qui annonce une catastrophe irrémédiable. Il me dit en aparté qu’il ne sert plus a rien de courir.
Les volcans crachent des larmes de feu. La terre s’ouvre de tous cotés happant déjà nos frères qui disparaissent dans ses entrailles. Ma vue se brouille. Soudain un choc immense…..
Aujourd’hui, c’est mercredi. Au musée d’histoire naturelle où je passe l’éternité, les écoliers défilent devant nous, encadrés par les maîtresses. René et moi, enfin, nos squelettes soigneusement reconstitués, nous venons de suivre, une nouvelle fois, sur l’écran géant qui nous fait face les derniers instants de notre race consécutifs à l’explosion de la Terre. Le film montre un immense astéroïde qui l’aurait heurtée et provoqué un profond bouleversement des équilibres naturels. Les maîtresses disent que, si les enfants ne respectent pas la Terre, il pourrait leur arriver quelque chose de semblable.
Un gamin minuscule, apparemment de race humaine, s’est planté devant moi. Son visage est constellé de tâches de rousseur. Il a une sucette dans la bouche et me regarde.
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