Les travaux d’été de Martial Ducourneau

Martial Ducourneau souffre et souffle en installant sa chaise longue préférée sous son pommier favori. Autour de lui, la chaleur écrase toute forme d’agitation. L’air paraît immobile et silencieux. Même les moineaux cachés dans les feuillages restent cois. La sécheresse accable le jardin qu’il peine à entretenir.

36 degrés au soleil, en plein mois d’août : Martial économise ses soixante-dix huit printemps. Les journaux l’ont dit et redit : par ce temps de canicule, il faut que les personnes âgées évitent tout effort superflu et boivent régulièrement. La déshydratation les guette sournoisement.

Pour ce qui est des efforts extravagants, le corps médical ne se fait pas de souci pour Martial Ducourneau. L’homme se ménagerait depuis longtemps s’il n’était marié depuis quarante ans à Louise Ducourneau. La Louise, comme il la nomme, a hérité de son père le caractère d’une bête de somme et de son abbé de catéchisme la croyance que l’homme doit souffrir pour gagner son salut éternel. L’être humain doit tracer son sillon en toutes circonstances tel un bœuf de labour attelé à la charrue de son destin.

S’agissant de la boisson, Martial n’a pas à se plaindre. Le déjeuner de ce midi fut copieusement arrosé d’un tendre rosé du Languedoc. Quel repas ! En s’installant confortablement pour sa sieste, Martial décernerait volontiers à Louise une couronne départementale dans le domaine si risqué de l’élaboration du gratin dauphinois. Quant à la tarte aux pommes, Martial n’en revient pas : celle de Louise n’a rien à envier au chef-d’œuvre de sa grand-mère ! Quelle cuisinière cette Louise ! Quel caractère, mais quelle cuisinière !

L’âge venant, Louise est désormais obligée de se reposer dans la fraîcheur de sa chambre après la vaisselle. Martial sait qu’il sera tranquille à l’ombre de son pommier jusqu’à seize heures au moins. Après, Louise voudra sûrement qu’il attaque la peinture de sa clôture. Il en est épuisé d’avance.

L’homme s’est enfin allongé. Il desserre la ceinture de son pantalon de velours : il digérera mieux ses agapes. Sa casquette verte, souvenir d’une visite dans un parc d’attraction avec les enfants, lui tombe sur le nez  et obscurcit son regard.

Voici que les sept nains apparaissent. Leurs yeux bizarres plongent directement dans les siens.

Prof s’inquiète :

-          T’aurais pas vu Blanche-Neige !

Non, Martial n’a pas croisé Blanche-Neige. Il n’était d’ailleurs pas au courant qu’elle ait emménagé dans le quartier.

Grincheux insiste :

-          Elle nous casse les pieds, celle-là !

Martial approuve, Blanche-Neige n’aurait pas du sortir sans avertir ses gardes du corps, c’est très dangereux. D’autant plus que surgit Max, le soldat allemand. Comment peut-il supporter son casque lourd et son uniforme vert de gris par cette chaleur ? Il est armé jusqu’aux dents et n’a pas l’air commode !

-          Papires !

Les sept nains n’ont pas leurs cartes d’identité sur eux. Martial est obligé d’intervenir en leur faveur. Il tente d’attendrir le militaire d’outre-rhin : les petits hommes sont à la recherche de Blanche-Neige, l’armée d’occupation n’aurait-elle pas aperçu cette jeune fille ? Max est légèrement désarçonné :

-          Blanche-Neiche ? Nein !

Voici Monsieur Dumortier, l’instituteur de CM 1, qui accourt. Son béret crasseux posé sur l’oreille et sa blouse grise qui pendouille misérablement autour de sa silhouette dégingandée sont célèbres dans toute l’Académie. Depuis l’arrivée de Martial dans sa classe, il a beaucoup de soucis, Monsieur Dumortier. Il a appris de la bouche même du jeune Ducourneau que Jeanne d’Arc, contrairement à tout ce qu’on croyait, n’était pas aussi pucelle puisqu’elle avait eu une aventure avec le jeune Bayard tandis qu’il semblerait que Jules César se soit amouraché du jeune Vercingétorix après la bataille d’Alésia. Très tôt instruit des choses de la vie, Martial Ducourneau manifestait un intérêt particulier pour le comportement amoureux des grands personnages. Monsieur Dumortier avait même dû aménager une cour de récréation particulière destinée à l’élève Martial pour éviter, qu’entre les classes, il ne fasse profiter les fillettes de son âge de l’avancée de ses connaissances sexuelles.

Une lueur d’inquiétude passe dans le regard sévère de Monsieur Dumortier quand Martial lui apprend qu’il est à la recherche de Blanche-Neige. L’instituteur lève les bras au ciel le temps nécessaire pour que Martial admire les larges auréoles de transpiration sous ses aisselles. C’est à ce moment précis que surgit l’adjudant Bonasse.

Trois campagnes militaires à son actif, une liste de citations longues comme l’annuaire téléphonique, une légère claudication due à ses treize blessures, le crâne rasé, la mâchoire refaite à neuf et un caractère légèrement bougon, l’adjudant Bonasse signifie immédiatement que toute tentative, bien improbable d’ailleurs, de se payer sa tête entraînerait immédiatement une série de punitions interminables et encore inconnues des manuels les plus avancées de l’instruction dans les armées françaises ! Pour commencer, cette histoire de Blanche-Neige lui paraissant  particulièrement louche, il se demande si les sept nains ne pourraient déjà lui faire trois séries de vingt pompes chacun !

Mais voici que le tocsin du village résonne dans l’espace. Il fait beau en ce 18 juillet, un peu moins chaud qu’aujourd’hui, mais Louise et Martial n’en ont cure. Bras dessus, bras dessous, la mariée et le marié sont applaudis par tout le village à la sortie de l’église de l’abbé Ducard. Trois mois plus tôt, en prenant son courage en mains, Martial était allé rendre visite au vieux Morisseau pour lui demander la main de sa fille. Il avait quasiment fallu sortir le vieux de son coma éthylique quotidien pour entendre la question du jeune Martial. Un grognement chuinté de l’ancien du village avait tenu lieu d’accord enthousiaste à l’union de Louise et Martial. Martial savait que Louise était d’un tempérament hardi et peu enclin à accepter la domination masculine comme la tradition l’oblige dans leur campagne, mais il se disait qu’elle était une maîtresse de maison hors pair et que son tempérament s’assagirait avec l’âge. Pour l’heure, les sept nains leur jetaient consciencieusement des poignées de riz à la figure mais le marié n’apercevait pas Blanche-Neige dans la foule des invités.

Il fait de plus en plus chaud. Trois enfants se chamaillent dans la cour parmi les poules et les lapins en liberté. En plus d’être une bonne cuisinière, Louise est une bonne mère : elle a donné deux fils et une fille à son Martial de mari. En cet été 1952, les budgets modestes des ménages ne permettent pas d’offrir des vacances exotiques aux enfants du village. Marie, Alain et Jean s’ébattent dans les champs environnants alors que les moissonneurs sont à l’œuvre dans le lointain. Poursuivis par les sept nains, les gamins s’époumonent en chantant à tue-tête :

-          Blanche-Neige ! Blanche-Neige !

Max, le soldat germanique, repasse dans le paysage. Il a enfin quitté son casque et déboutonné sa vareuse, son visage ruisselle de sueur :

-          Ach ! je n’ai pas trouvé Blanche-Neiche !

Mais voici que Jean arrive dans sa 403 Peugeot dans la cour de la ferme. Il est venu passé le week-end du 15 août chez ses parents. Tout le village s’est mis aux fenêtres pour l’applaudir. Depuis le passage du Tour de France gagné par Louison Bobet, personne n’a assisté à un évènement de cette importance dans la commune : un berline 403 Peugeot ! C’est que Jean a réussi ! Après Marie, institutrice dans le canton, et Alain, plombier dans le village voisin, on peut dire que Jean a surpassé sa soeur et son frère. Le seul problème, c’est que Martial n’a pas trop compris en quoi consiste le métier de son fils. Il y est question de négociations, de titres, d’obligations, de marché à terme. Martial préfère dire en prenant un air mystérieux :

-          Il est dans les affaires !

Monsieur Dumortier repasse devant Martial. Il est suivi de Max, des sept nains et de l’abbé Ducard. Tous crient à l’unisson :

-          Blanche-Neige ! Blanche-Neige !

Martial tient quelqu’un entre les mains. C’est Sébastien ! Son premier petit-fils ! Marie a posé le nourrisson dans les bras de son grand-père et prend la photo qui trônera des années sur sa cheminée. Même Louise est attendri à ce spectacle. Elle demande à la cantonade si on ne trouverait pas, par hasard, que le bébé a un petit quelque chose de son grand-père dans le regard. Les sept nains reviennent pour se pencher sur son berceau ; le nouveau né rit en tirant la barbe de Grincheux. Prof dit qu’il faudrait que Blanche-Neige vienne voir l’enfant.

Mais que lui arrive-t-il à Martial ? Ne voilà-t-il pas qu’il déroule le film de sa vie ? On dit que c’est ce qui arrive çà ceux qui sont au seuil de la mort ! Il doit y avoir une erreur ! Il sait bien qu’un été caniculaire est propice à une augmentation de la mortalité des personnes âgées, mais enfin tout de même, c’est beaucoup trop tôt ! Il n’a même pas eu le temps de prévenir l’abbé Ducard ! Et puis l’été n’est pas une saison pour trépasser ! Décidemment, le Tout-Puissant fait n’importe quoi !

Soudain Blanche-Neige se penche sur Martial endormi. De son soufflé léger, elle susurre :

-          Martial ! Martial !

Un sourire épanoui éclaire la face du vieil homme qui se fige aussitôt lorsqu’il se sent soudainement secoué par une main ferme. Martial s’éveille en sursaut. En contre jour, la silhouette massive et impérieuse de Louise se dresse devant lui :

- MARTIAL ! T’AS VU L’HEURE ! ET
LA BARRIERE, C’EST PEUT-ETRE MOI QUI VAIS M’EN OCCUPER ?

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