Les nouveaux mousquetaires
15 octobre, 2009L’Incompris marmonnait dans son coin. Au bureau, il avait averti sa hiérarchie que l’entreprise allait dans le mur. Il voyait, jour après jour, de plus en plus de clients se détourner des logiciels qu’elle produisait pour s’adresser à des concurrents plus performants. Mais aucun de ses directeurs ne prenait ses avertissements en considération. Prétentieux, imbus de leurs personnes, persuadés de l’infaillibilité de leur stratégie, ils s’enfonçaient imperturbablement dans des difficultés que l’Incompris était le seul à anticiper. Et le comble, c’est que l’Incompris passait auprès de ses supérieurs pour un volatile de mauvais augure et même pour un défaitiste dont il convenait de se méfier.
A la maison, la situation de l’Incompris n’était pas plus attrayante. Son épouse Bernadette s’entêtait à le déranger précisément au moment où il avait besoin de calme pour se reposer. Il aimait à s’installer au coin de la cheminée où il ouvrait son quotidien pour se tenir informé de l’actualité mondiale. Et c’est, en général, au moment précis où il prenait connaissance des nouvelles d’Afghanistan ou d’Irak que son épouse lui lançait d’un ton rogue :
- Ça te fatiguerait de mettre la table ?
L’Incompris avait beau souligné l’importance qu’il y avait à lui permettre de développer sa conscience politique de citoyen, son épouse n’y entendait rien, ne voyant pas plus loin que l’urgence de servir la soupe familiale ou la salade de haricots verts fraîchement cueillis au supermarché voisin. L’Incompris estimait que c’était l’explication essentielle de la désaffection des électeurs pour la politique : il ne fallait s’étonner de rien tant qu’on harcèlerait les gens comme lui qui cherchaient à se tenir informés des affaires du monde.
Ses trois compagnons du moment hochaient la tête gravement. Non pas qu’ils comprenaient l’Incompris, mais il convenait dans cette petite société que chacun puisse exprimer ses rancoeurs sans être contrarié.