La France d’en-bas

C’est comme ça. Après avoir épuisé les petites phrases des politiciens, la vie sexuelle des chanteuses,  les coulisses mercantiles du football, les voitures brûlées dans les banlieues, les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres…. il arrive toujours un moment où le rédacteur en chef d’un quotidien se dit qu’il faudrait peut-être parler des français…. Des vrais, ceux de tous les jours.

Cette profonde réflexion a saisi Dumortier un samedi matin. Dumortier est capable d’être au bureau le samedi, le dimanche, le 15 août…. Directeur du principal journal de cette région de province, il veut plus, beaucoup plus. Pour « monter » à Paris et avoir une chance de faire sa place dans la presse nationale, il lui faut un coup, un gros coup. Ce n’est pas dans cette minuscule capitale locale, installée sur les contreforts du Massif Central qu’il remportera le prix Pulitzer. Il en vient donc, comme tout le monde, à vouloir traiter le sujet suprême : les français.

Convoqué d’urgence dans son bureau ce samedi matin là, j’en sors avec une mission d’acier : plonger dans la France profonde et ne refaire surface qu’avec un reportage en plomb qui fera frémir jusque dans les rédactions parisiennes. Il lui faut du vécu, quelque chose qui sorte de l’ordinaire, qui montre que bien que Dumortier a la fibre populaire, qu’il ne fait pas du « people » à bon marché et que la presse française a bien de la chance de pouvoir compter sur un professionnel aussi pointilleux que lui sur l’éthique journalistique.

Je jetais mon dévolu sur le canton de Souillac. Si l’on veut explorer la France profonde, on aura de la peine à trouver plus profond. Une petite ville de 8000 habitants autour de laquelle s’étale un enchevêtrement de champs, ruisseaux, bois, chemins vicinaux. Parfois un clocher rassemble quelques toits et quelques vaches blanches et noires reconduits à l’étable par un paisible fermier alors que la fermière nourrit ses dernières volailles rousses et caquetantes qui se précipitent sur le grain répandu à la volée, d’un geste las et navré.

Le premier jour, je rends une visite protocolaire dans le bureau du Sous-Préfet, Julien Martin. Il se désespère, Julien Martin. Lui aussi vise plus haut. Je ne sais pas s’il sort de l’ENA, mais il aurait le physique pour y entrer. Un peu raide, dans un costume de confection, rasé de trop près, la glotte proéminente, le regard neutre qui se retranche derrière des lunettes sans fantaisies, il serait plus à sa place dans un bureau du Ministère des Finances, peut-être même pourrait-il envisager une place dans un cabinet ministériel.

-« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il ne se passe rien ici, mais alors rien de chez rien… !!  Pour créer un peu d’animation, j’ai été obligé d’organiser un concours d’écossage de petits pois, l’an dernier. Vous vous rendez compte ? »

Je me rends surtout compte que je suis mal barré pour récolter du drame humain. Je l’interroge prudemment. Il y a quand même bien un peu de chômage comme partout ?

-« Même pas… le dernier chômeur vient d’être embauché par la Mairie. L’ANPE ne tient plus de permanence… »

Et puis, il m’ouvre son bureau, ses armoires. Pas un dossier en cours. Je l’interroge plus avant sur la sociologie de la population. Peut-être y aurait-il une bande de jeunes en proie au mal de vivre ? Le Sous-Préfet Martin se lamente :

-« Pas le moindre incendie de voiture …. !! Il faudrait quasiment les supplier pour qu’il jette un caillou sur la mienne !! Je représente l’ordre institutionnel pourtant !! »

En sortant de la Sous-préfecture, un jeune en survêtement me tient la porte ouverte au lieu de me la lâcher en pleine figure. Effectivement, les traditions se perdent. Je m’inquiète : le Sous-préfet Martin aurait-il raison ?

Je me rends directement au Commissariat de Police. Je tombe le jour du concours de fléchettes. Les policiers sont regroupés autour du lanceur qui, langue tirée, le regard rivé sur la cible, s’apprête à l’effort sous les encouragements de ses collègues. J’évite de peu le projectile.

Je demande à consulter le registre des plaintes. Le gendarme Hilaire Bernichon plonge dans un tiroir métallique et me tend, la face joyeuse et légèrement avinée, un cahier poussiéreux. Le dernier délit répertorié date de la Libération : un vol de poulet. On n’a jamais retrouvé le coupable, me confie Hilaire Bernichon en prenant un air mystérieux. Mais il a, lui, formulé une hypothèse sur cette disparition. Toutes les preuves convergent : l’armée allemande, dans sa retraite précipitée, aura sûrement kidnappé le volatile.

-« Mistigri !! », conclut-il.

Je ne comprends pas tout de suite. Et puis Hilaire explique : Mistigri était le nom du poulet en question. Ainsi, Mistigri est le dernier et le seul héros de la dernière guerre mondiale dont puisse vraiment se prévaloir la commune.

Soudain, Hilaire Bernichon remet son képi, indice évident qu’il entame une vraie réflexion, dont il me livre la clé après un silence lourd de quelques secondes :

-« Je me demande où tout ça va nous mener…. »

Je profite du plantureux repas qui m’est servi à l’hôtel de la Poste pour entreprendre Ségolène Pigoulu la patronne. Elle me confirme ce que je craignais : les gens sont heureux, il y a de l’emploi, de quoi boire, manger et s’amuser. Ils aiment se retrouver à la Salle des Fêtes le samedi soir pour un loto ou un bon film. L’équipe de foot vient même de remporter le championnat du district. On se parle dans la rue, on est ensemble dans les moments de peine. Il n’y a même pas moyen de colporter des ragots, de proférer du mal de son voisin. Elle est affligée, la patronne. Elle me pose la même question que le Sous-préfet :

-« Vous vous rendez compte ? »

Oui, je me rends compte, enfin j’essaie. Je luis réponds d’un air convaincu que c’est abominable. Je me rends surtout compte que la carrière parisienne de Dumortier n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Je risque une contre-offensive :

-« Mais enfin, il y a bien un peu de pauvreté quelque part ? »

Ségolène se passe la main sur le visage et puis, saisie d’un doute, arrête son geste :

-« Il y a bien Albert Gelinon, je crois qu’il a failli touché le RMI, il y a six mois… mais je suis pas sûre… il faudrait voir. »

Je me rends chez Albert Gélinon, une petite baraque au bout du village qui ressemble à un Algeco aménagé. A peine aménagé. Un petit jardinet l’entoure : quelques salades, une rangée de tomates sont bien entretenues. L’homme me parait ouvert. La vie, le travail, la peine ont creusé son visage, mais il sourit fréquemment d’une dentition approximative mais chaleureuse. Poivre et sel, les cheveux sont en brosse et la moustache est au vent.

Il me demande s’il va passer dans le journal, il se dit prêt à prendre la pose pour la photo. Je jette un coup d’œil sur un intérieur propret et bien rangé, mais je dois lui expliquer que, s’il m’est sympathique, il ne « fait » pas assez pauvre pour émouvoir mon lectorat. Albert Gélinon ne comprend pas. A vrai dire, moi non plus. Je lui tire le portrait à titre compensatoire.

En revenant j’arpente l’avenue principal de Souillac : quelques magasins alignent leur devantures gaies et bien achalandées. Les mères de familles s’y arrêtent pour quelques menus achats. Les conversations vont bon train par-dessus les comptoirs, sur le trottoir, dans les allées. C’est l’heure de sortie de l’école : les enfants se poursuivent en hurlant, cartables au dos. Le jardinier municipal finit d’organiser les massifs floraux qui bordent la chaussée. Je suis surpris par le peu de panneaux publicitaires dans les rues : on ne pousse pas beaucoup à la consommation à Souillac. C’est le début du printemps, l’air est doux, l’ambiance aussi.

Je décide d’interviewer une passante. Elle sort de la charcuterie, un saucisson à cuire dépasse de son cabas. Marguerite, elle s’appelle Marguerite. La quarantaine est largement dépassée, les traits sont las, mais le regard est vif. Le gamin qui l’accompagne lève vers moi un front buté. J’essaie de franchir le barrage de la méfiance. Je l’interroge sur la vie quotidienne à Souillac. En vain : elle trouve l’existence quotidienne tranquille, sûrement plus que ma vie parisienne trépidante et polluée, me dit-elle. J’essaie d’expliquer que je ne suis pas parisien, mais limougeaud. Elle me répond que c’est pareil. Elle ne comprend pas mon insistance à lui trouver des problèmes existentiels : elle a une vie agréable, entre ses enfants, son mari, son job à la crèche municipale……… La seule chose qu’elle n’ait pas bien comprise, c’est les quinze jours pendant lesquels les gamins n’ont mangé que des petits pois à la cantine….

Je m’assieds sur un banc du square municipal. Les enfants s’affairent dans le bac à sable, pelles et râteaux en mains. Sur le banc d’en face,  les vieux de la communes s’appuient sur leur canne en rang serré. Les passants s’arrêtent parfois saluer l’un d’entre eux. Le jardinier que j’ai croisé tout à l’heure vient vider une poubelle. La vie s’écoule paisiblement.

Alors qu’une fillette passe sur un tricycle, mal huilé, devant moi, je commence à rédiger mentalement mon article.
La France qui vit modestement, mais bien. On peut être heureux en France…. Je n’ai pas encore choisi le titre. Mais je vois l’essentiel : les valeurs de toujours : la famille, l’éducation des enfants, l’entraide, le respect des anciens, les fêtes entre amis, les joies simples…….  La religion de la consommation, de la performance, du toujours plus a épargné Souillac.

Huit jours plus tard, je suis convoqué dans le bureau de Dumortier. Il a lu mon article. En toute logique, il va le jeter  aux ordures et m’engueuler dans la foulée. A mon entrée, il est près de la fenêtre, le regard dans le vague, les mains dans les poches. Il se retourne et me jette un regard intrigué :

-« C’est pas mal, ton truc… »

2 Réponses à “La France d’en-bas”

  1. puissant dit :

    Bonsoir,

    Encore moi, juste pour vous dire que je continue la lecture !je découvre avec joie chaque soir la nouvelle histoire !
    j’ai bien eu mon entretien professionnel, j’ai mis dans un coin de ma tête votre histoire afin d’éloigner le malin et cela s’est plutôt très bien passé!
    A bientôt de vous lire, Cilou

    Dernière publication sur Plius : Ne plus jamais dire jamais....

  2. Tintin dit :

    Belle constance, bravo!
    Tintin

Laisser un commentaire