Louis et Louisette
En cette fin d’après-midi du mois de juin 1954, Louis et Louisette sont tristes. Ils attendent pourtant la remise de leur diplôme dans la cour de l’école. Louis et Louisette sont les deux piliers du groupe scolaire Emile Zola qui draine les gamins du quartier ouvrier de la ville et qui se compose, comme souvent à cette époque, d’une école maternelle et de deux écoles primaires, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles.
Entrés par erreur à l’âge de 4 ans dans ces lieux, Louis et Louisette ont tout connu de la vie des dix dernières années de l’établissement. Ce sont des références. C’est eux que Madame Billon interroge pour savoir comment l’ancienne directrice classait ses dossiers. Enfin, ceux qu’elle classait ! Louis aime à rappeler lors de ses causeries à la récréation de 15 heures, les exploits de Madame Bertholet, la première responsable de l’école, dont la principale occupation consistait à chasser les papillons dans la cour des filles avec un vaste filet qui trône encore dans la loge du concierge.
Aujourd’hui, beaucoup d’autres souvenirs assaillent Louis et Louisette tandis qu’ils attendent le début des festivités officielles.
Louis est un grand garçon efflanqué, affublé d’un éternel tablier gris qui pendouille lamentablement autour d’une silhouette fragile, affligée d’un début de scoliose d’adolescent. Il connaît beaucoup d’anecdotes de la vie de l’école. Son maître de CM2 depuis trois ans, Monsieur Julien le pousse souvent à conter devant ses camarades l’histoire de l’inauguration par le Conseiller Général du canton de la dernière classe construite. L’élu, sortant d’un banquet bien arrosé, n’a jamais pu finir son discours. Le directeur de l’époque a du se substituer à l’orateur prévu tandis que celui-ci, effondré sur une chaise de classe, décryptait, de ses yeux hagards, un livre d’images prévu pour les enfants de maternelle, en le tenant à l’envers.
Louis repense à ce jeune instituteur, tout fraîchement sorti de l’Ecole Normale, qui a tenté de lui enseigner les tables de multiplication. L’enseignant partit rapidement en cure de repos. Louis a concédé un peu de terrain en allant jusqu’aux multiples de 3, mais au-delà il a démontré à son entourage qu’il n’était pas vraiment nécessaire d’apprendre puisque, de toutes façons, il se tromperait.
Louis se souvient de la période où il a découvert ses premiers livres d’histoire avec des gravures anciennes qu’il pouvait colorier à son gré. Napoléon s’est ainsi trouvé affublé d’une moustache en guidon de vélo dans la bibliothèque de l’école, tandis que Jeanne d’Arc fume désormais la pipe et que Jules César porte élégamment un chapeau de cow-boy. En une décennie et quelques redoublements, Louis a eu le temps de faire étalage de son art pictural.
Sur le fond, il a éprouvé le besoin de reconstruire la vérité historique qui lui convient. Voir Vercingétorix déposer ses armes aux pieds des romains a vexé profondément sa fibre patriotique. Il a donc rendu un devoir demeuré célèbre dans les annales de l’école au terme duquel le chef gaulois, devant l’avancée des légions de César, avait habilement contre-attaqué, franchi d’un coup d’aile la barrière alpine, conquis Rome et fondé le Saint-Empire-Gaulois par le célèbre traité de Saint-Julien-Molin-Molette.
Louisette à 14 ans comme Louis. Elle se souvient aussi du temps où elle aidait Madame la Directrice a chassé les papillons. L’époque a bien changé : il se murmure que la nouvelle directrice de l’école des filles aurait entendu parler de pédagogie ! Il se dit même qu’elle aurait convoqué Louisette à plusieurs reprises dans son bureau !
Avec ces deux longues nattes et ses yeux clairs continuellement étonnés derrière des verres de lunettes ronds comme des hublots de navire, elle a appris avec stupéfaction qu’il convenait dans cette école d’apprendre ses leçons, de faire ses devoirs et de cesser de tenir un salon de conversation pendant les heures de classe.
Tout au long de ses années, Louisette a aimé la douce musique qui s’échappait des lèvres rosies de Mademoiselle Lampignon lorsqu’elle leur récitait un poème. L’ambiance se gâtait un peu lorsqu’il s’agissait de le connaître par cœur. Louisette ne se souvenait généralement que du nom de l’auteur. Paul Fort, par exemple. C’est amusant de s’appeler Fort. Verhaeren aussi. On dirait un nom de champion cycliste belge.
Louisette a toujours été nettement dépassée par les questions de conjugaison et d’orthographe. Il n’empêche que, dotée d’une solide expérience acquise en deux ans de CM1 et trois ans de CM2, elle est respectée de ses camarades. C’est à elle qu’on vient demander conseil pour trouver le chemin qui permettra de se faufiler dans la cour des garçons à travers les bosquets qui la délimite. C’est encore elle qui collecte les bons points, chèrement conquis par ses lieutenantes en répondant bien à la maîtresse, de manière à les répartir équitablement entre toutes les élèves de sa classe. L’équité dans cette circonstance consiste bien entendu à privilégier celles qui se montrent serviles et reconnaissantes devant les exigences de leur grande ancienne.
Louis et Louisette défrayent donc la chronique académique depuis de nombreuses années. Ils ont épuisé plus de cinq ministres de l’Education Nationale. Une armée d’inspecteurs chevronnés et barbichus se sont succédés au chevet de leurs scolarités atypiques sans vraiment trouver des solutions qui auraient pu enrichir la science éducative de nouvelles avancées pédagogiques. Résistant à toutes les investigations, Louis et Louisette ont continué de ne rien apprendre de ce qu’il aurait convenu d’ingurgiter du savoir distillé par leurs maîtres. Lorsqu’une bribe d’information parvenait jusqu’à leur entendement reculé, ils se faisaient un devoir de la réinterpréter d’une manière aussi poétique que personnelle.
Tant et si bien qu’en cette fin d’année scolaire, des décisions ont été prises au plus haut niveau les concernant. Il devenait absolument nécessaire que Louis et Louisette obtiennent leur Certificat de Fin d’Etudes Primaires. Une session extraordinaire a été mise sur pied à leur intention. Une commission ad hoc a été constituée pour trouver des questions pas trop difficiles qui permettraient aux intéressés de franchir l’obstacle haut la main. Les débats ont été longs et ardus.
On avait envisagé tout d’abord de les prier de décliner le verbe chanter à l’indicatif présent. Très vite, une majorité d’instituteurs expérimentés ont fait remarquer que le terme « indicatif présent » risquait de dérouter les deux enfants. Des férus de mathématiques ont alors proposé de leur faire réciter la table de multiplication par 1. Là encore, les avis furent partagés. Finalement, le président de
la Commission décida d’une solution encore plus simple.
Le jour venu, un jury d’enseignants chenus, en jaquette et haut de forme s’aligna sur l’estrade de la classe des CM2. Chacun des examinateurs siégeait sur des chaises de classes, entourant M.Dumortier, inspecteur honoraire de l’Education Nationale, décoré des Palmes Académiques. Dans la salle, la majeure partie du quartier était venu assister à l’épreuve de Louis et Louisette, les femmes avaient trouvé une place assise tandis que, dans le fond de la classe, près des cartes géographiques les paysans debout, tenant respectueusement et timidement leurs bérets dans leurs mains calleuses, attendaient le moment fatidique.
Lorsque M.Dumortier appela Louis et Louisette à comparaître devant le bureau du maître, chacun sentit l’émotion gagner l’assistance.
M.Dumortier, pour ne pas faire de favoritisme posa la même et unique question aux deux élèves :
- Dites-moi quelle est la couleur du ciel en été ? La réponse commence par « b… »
Un instant de silence effroyable s’abattit. Mais, en cette circonstance difficile, Louis ne perdit pas son sang-froid, il se tourna lentement vers Louisette, lui adressa un clin d’œil significatif et la réponse jaillit simultanément de deux bouches enfantines.
Un rugissement d’applaudissements et de hurlements de joie éclata des rangées. Louis et Louisette se retournèrent vers leurs admirateurs en levant les bras en signe de victoire comme le font les vainqueurs du Tour de France dans les journaux. L’émotion s’empara même du jury. Un évènement d’une portée considérable intervint : sur les lèvres de M.Dumortier un fin sourire s’esquissa. La réussite des deux enfants pouvait lui laisser entrevoir enfin une place importante dans les bureaux du Rectorat.
En cet après-midi du mois de juin 1954, alors qu’ils vont recevoir leurs diplômes des mains du Conseiller Général, dès qu’il émergera de sa sieste, Louis et Louisette revivent mentalement tous ces évènements avec une profonde nostalgie : il est probable qu’ils ne connaîtront jamais pas ce mot. Mais ils savent qu’ils ne reviendront plus dans « leur » école.
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