Violences scolaires
Dans le quartier où j’habite, toutes les maisons se touchent. En plus, elles se ressemblent : elles ont toutes un petit jardin sur l’arrière. Entre les voisins et nous, il y a une haie pour pas qu’ils voient ce qu’on mange en été ou qu’ils sachent ce que l’on regarde à la télé. Il parait que ça s’appelle des maisons en bande. Globalement, nous y sommes bien.
Le matin, c’est papa qui m’emmène à l’école. Il est tout beau papa, le matin. Généralement, il a une chemise sombre : bleu ou verte par exemple, avec une veste clair et une cravate très colorée. Et puis, il a l’air frais et il sent bon. Ce n’est pas comme le samedi ou le dimanche. Il met toujours le même pull et le même pantalon, très sales. Il parait qu’il est décontracté.
Le soir, j’ai de la chance, ma maman qui est infirmière scolaire dans un lycée peut me reprendre à cinq heures. En hiver, nous nous calfeutrons à la maison très tôt pour attendre le retour de mon père. Celui-ci rentre vers 19 heures tous les jours en criant qu’il est là. Puis il s’effondre dans le fauteuil, en disant :
-« Quelle journée !! »
Je suis Jérémy, j’ai 11 ans et je suis au CM2 de Madame Cavaillou. Elle est sympa Madame Cavaillou, petite, une voix très aiguë quand elle se fâche, mais en général sympa. L’an dernier, la maîtresse de CM1 était beaucoup plus terrible. Madame Cavaillou nous a déjà emmené au cirque. Certes, il a fallu faire un devoir sur le cirque après coup, mais c’était quand même bien.
Je suis fils unique. Je ne sais pas si ça va durer. Il y a du pour et du contre. J’avoue qu’une bonne bagarre avec une sœur potentielle ne serait pas pour me déplaire de temps en temps. Mais je crois que c’est mal parti. Maman n’a plus l’air d’avoir envie, Papa avec toutes les responsabilités qu’il a au boulot … ne semble pas très sûr non plus. Encore que je ne vois pas très bien le rapport entre son travail et une petite sœur éventuelle. Le souci causé par les enfants, probablement.
Aujourd’hui, nous sommes aux vacances de février, il faut que je raconte ce qui s’est passé depuis le début de l’année scolaire. Tout allait bien jusqu’au début novembre. Il y eut une composition d’arithmétique peu après la Toussaint. En me déchirant un peu, je m’en étais tiré avec les honneurs et un 7 sur 10 faisait à peu près mon affaire. Mais Jonathan Grandjean décrocha un zéro et une réprimande sévère de la maîtresse. Il le prit fort mal. Dans la cour de récré, le lendemain de la remise des notes, il agressa Madame Cavaillou d’un violent coup de pied dans le ventre. Et selon un témoin digne de foi, il en rajouta un autre alors qu’elle était à terre. Grandjean fait du judo et j’imagine que ça n’a pas dû faire du bien. Madame Cavaillou était allongée dans la cour et gémissait comme une misérable. Aussitôt toute l’école fût en émoi. La directrice garda son sang-froid, comme tous les grands chefs et fit venir immédiatement une ambulance.
Il faut que je dise quelques mots sur Grandjean, parce qu’il n’est quand même pas banal ce type. D’abord, il porte bien son nom : il est grand, il nous dépasse tous d’une tête. Et puis ensuite, il ne comprend rien aux explications de la maîtresse et puis enfin, il cherche tout le temps la bagarre. La bagarre, que d’ailleurs nous cherchons tous à éviter étant donné sa taille et l’envergure de ses poings. Et comme, il n’arrive pas à se battre avec qui que ce soit à l’école, mon Grandjean est d’autant plus énervé. Il sème la zizanie en classe, dans la cour et dans tout le village.
Un jour, j’ai entendu dire par les maîtresses que c’était un cas social et qu’en conséquence, on allait convoquer les parents. Le père de Grandjean est chômeur et la mère ne travaille pas non plus. Il parait que ça n’arrange pas la réussite scolaire des enfants. Je ne vois pas bien ce que les maîtresses peuvent y faire. Mais c’était un élève « en difficultés », un des rares à l’école et en général, les instits aiment bien les problèmes éducatifs.
Je reviens donc au cas de Madame Cavaillou que j’avais laissée parterre sous le préau de l’école. Les pompiers sont arrivés en quatrième vitesse. Je vous laisse à deviner le succès qu’ils ont eu quand leur ambulance flambant rouge est entrée en marche arrière dans la cour. La directrice avait de la peine à nous tenir à distance. Ils ont emmené Madame Cavaillou à l’hôpital.
Le maire était là, apparemment bien embêté. Il n’avait même pas eu le temps de mettre son écharpe pour qu’on le reconnaisse comme à la fête du village. Mais, je ne crois pas que c’est pour ça qu’il était embêté. Sa commune était, jusqu’à aujourd’hui, considérée comme un village calme, habité par ce qui s’appelle, parait-il, une classe moyenne plutôt aisée. Et il dit à la directrice qu’il n’avait pas la moindre envie de la voir se transformer en quartier difficile de banlieue comme la télé en montre en Seine-Saint Denis. Il parlait tout fort sans s’apercevoir que nous écoutions. Il dit qu’il fallait faire attention à l’escalade de la violence : ça commence par des coups dans la cour de l’école et que ça finit par des voitures brûlés dans les parkings. Il partit en clamant que c’était aux enseignants à faire preuve d’un peu plus d’autorité sinon tout allait partir à veau l’eau. Il crût bon de rajouter « Comme d’habitude, dans ce pays ». La directrice ne parût pas vraiment contente d’entendre un tel discours dans son école. A sa place, je n’aurais pas été à l’aise non plus.
J’avoue que l’idée qu’on puisse faire flamber la nouvelle Renault Laguna de mon père sur le parking de l’école m’inquiétait un peu et je me mis à regarder Grandjean d’un oeil soupçonneux. Mon Grandjean s’était mis dans un coin de la cour et, à la suite de l’incident hésitait entre faire le malin et ne pas faire le malin. Je lui trouvais quand même un air un peu palichon, l’air du criminel qui attend la sentence qui va ne pas manquer de s’abattre sur lui.
Il fut exclu, si l’on veut employer un vocabulaire administratif, pendant trois jours. Ou alors, il fut dispensé d’école pendant trois jours, telle fut la traduction de certains garçons de la classe. Personnellement, je me suis abstenu dans ce débat, ayant décidé de prendre un peu de recul sur l’évènement.
Le lendemain, trois personnes qui se nommaient des psychologues sont venues à l’école. J’ai cru comprendre qu’ils venaient nous aider à mettre des mots sur ce qui s’était passé la veille. Pour moi, les mots n’étaient pas compliqués à trouver : Grandjean avait mis une bonne raclée à la maîtresse. Je le dis comme ça à la psychologue qui nous faisait parler. Elle dit « oui, oui, je vois… » d’un air bizarre puis elle est passée à autre chose.
A la maison, les discussions allaient également bon train lors des repas. Papa était fâché : il se désolait en disant qu’il n’avait jamais imaginé qu’on puisse connaître ces évènements dans une banlieue réputée tranquille. Il en concluait qu’on avait bien raison décidemment de dire qu’il y avait de la racaille partout et qu’il fallait agir sans faille pour l’éradiquer. Maman était plus sur la réserve : elle pensait qu’avant de juger, il fallait essayer de comprendre ce qui se passait dans la tête de Grandjean. Bref, c’était l’éternelle dialectique entre la répression et la prévention.
Lorsque Grandjean revînt, il évita de faire le malin pendant quelques jours. Mais il avait l’air encore plus mauvais que d’habitude. Il était difficile de lui parler sans qu’il se mette en colère. Heureusement, il y avait Arthur. Arthur était quasiment son homme de main. Un type malin cet Arthur, un peu filou, mais petit et malin. Non seulement il avait réussi à s’attirer les faveurs de Grandjean, mais il savait tout de ce qui se passait à l’école et dans le village. Il était le seul à pouvoir communiquer avec Grandjean. Il apprit ainsi et nous raconta que le père Grandjean avait filé une rouste mémorable à son gamin.
Nous eûmes un remplaçant en attendant le retour de Madame Cavaillou et, comme par hasard, on nous choisit Monsieur Chaix, un grand monsieur musclé et connu pour son extrême sévérité. Les jours qui suivirent virent s’abattre une volée de punitions sur nos pauvres têtes pour un oui ou un non.
Le surlendemain de son retour, Grandjean ne vînt pas à l’école. Nous sentîmes qu’il s’était passé quelque chose d’anormal. Ce sentiment se renforça surtout quand nous vîmes la directrice traverser la cour de récré aux cotés du maire : ils avaient tous deux l’air particulièrement préoccupé.
Grâce à Arthur, notre principal informateur, nous sûmes rapidement la vérité : Grandjean s’était enfui de chez lui et personne ne l’avait retrouvé depuis plus de 24 heures. L’affaire fit évidemment grand bruit : on vit même un reportage aux actualités régionales. Les gendarmes et les chasseurs s’étaient déployés dans la campagne environnante à la poursuite de Grandjean. Le chef des gendarmes fût interviewé : il affirma que tous les moyens étaient à l’œuvre pour retrouver Grandjean.
Les trois psychologues revinrent le lendemain de ce nouveau drame. Toujours pour mettre des mots sur les évènements. Quand ce fut mon tour de m’exprimer, je dis à la même psychologue que précédemment que c’était assez simple : pour moi, Grandjean s’était barré parce qu’il en avait assez de l’école et assez de ces parents. Elle dit encore « Oui, oui, je vois… » et elle interrogea le suivant.
Les gendarmes nous réunirent ensuite en nous expliquant qu’il fallait rien cacher et que si quelqu’un savait où était Grandjean, il fallait le dire. Tous les regards se tournèrent silencieusement vers Arthur, qui, pour nous, était le seul qui pouvait à cet instant dénouer la situation. Arthur essaya de prendre un air dégagé et mystérieux, mais il était quand même impressionné par les gendarmes et notamment par leur chef qui n’avait pas l’air de badiner avec la racaille :
-« Vous avez essayé la Tour Romaine… ? », finit-il par lâcher.
Le chef des gendarmes se tourna vers son second qui eut l’air étonné. On sentit à cet instant que le chef appréciait modérément cet oubli dans les recherches et qu’il réglerait des comptes plus tard avec ceux de ses subordonnées qui ne s’étaient même pas aperçu qu’il y avait de vieilles ruines romaines abandonnées dans les environs, qui pouvaient très bien servir de refuge.
Une fois de plus Arthur avait vu juste. Grandjean fut retrouvé dans la Tour Romaine, affamé, mais sain et sauf. En pleurs, la mère Grandjean passât même à la télé en serrant son fils contre elle et en remerciant les gendarmes. Personne ne songea à remercier Arthur qui ne manqua pas de nous le faire remarquer à la récré : « Tout de même, si je n’avais pas été là… », maugréa-t-il.
Quelques jours plus tard, Mme Cavaillou et Grandjean rentrèrent ensemble à l’école. Ce fut émouvant. Mme Cavaillou appela Grandjean au tableau. Tout le monde retînt son souffle. Même Arthur n’avait pas prévu ce qui allait se passer.
En fait, Madame Cavaillou dit à Grandjean qu’elle s’était faite beaucoup de souci lors de sa fugue, qu’il fallait oublier tout ce qui s’était passé et qu’elle allait aider encore plus Grandjean à bien travailler. Et elle lui fit un bisou devant tout le monde.
Grandjean retourna à sa place en pleurant.
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