Un fou de foot
Jeannine Duvernois en avait vu défilé des chefs de service! Aymar de Saint-Onge était un cas caricatural qu’elle avait aisément cerné dès son arrivée à la tête du siège de la Mutuelle des Artisans à Saint-Etienne.
A trente-cinq ans, Aymar présentait tous les symptômes de ce qu’il était : un énarque passé très rapidement dans le secteur privé. Jeannine n’aimait pas regarder cet homme : ses yeux étaient vides et froids; ils n’exprimaient rien, ou plutôt un vague dédain pour tous ceux qu’ils croisaient et qui n’avaient pas la chance d’être sortis du moule dans lequel la haute administration fabrique ses élites. Les inévitables lunettes étaient sans fantaisie. Le visage ressemblait à celui d’un adolescent, pas fini, vaguement boutonneux. Il rougissait facilement lorsque Aymar était contrarié sans qu’il ose vraiment le dire. Sa silhouette longiligne se déplaçait d’une démarche empruntée, maladroite : Jeannine avait constamment l’impression qu’il ne savait pas quoi faire de ses bras.
Vis-à-vis de son entourage professionnel, il essayait d’adopter un ton poli, tout en étant autoritaire. Jeannine sentait que cet homme multipliait les efforts pour s’affirmer, mais qu’il avait un mal fou à se dominer et n’avait donc aucun talent pour dominer les autres. Sa voix se fêlait parfois en fin de phrase. Il voulait avoir de l’ascendant, mais il était trop embarrassé de lui-même pour y parvenir.
Il s’entêtait à ne pas établir d’autres rapports que professionnels avec ses employés tant il avait peur de voir mettre en cause le prestige de sa fonction de directeur général. Quand Jeannine risquait une simple allusion au temps qui régnait sur la capitale du Forez, elle voyait une ombre de panique passer sur son visage. A certains moments, pensant sans doute qu’il fallait sacrifier à un rite social et populaire, il arrivait à répondre en baissant le nez :
-« En effet, Jeannine, nous avons une belle saison… »
C’était le seul effort qu’il pouvait consentir. D’une voix étranglée, il se reprenait rapidement :
-« Jeannine, veuillez m’apporter le courrier du jour…. »
Les autres employés plaignaient sincèrement Jeannine d’avoir à travailler en direct avec un chef aussi cassant. Elle, après 25 ans de service, avait appris à côtoyer et donc à connaître les hommes et l’influence du pouvoir sur leur comportement. Jeannine en avait déduit une vérité : Aymar de Saint-Onge était un être particulièrement malheureux.
Jeannine vivait tranquillement, depuis trente ans, avec l’homme qu’elle aimait dans un petit pavillon de la banlieue. A cinquante cinq ans, Jean finissait sa carrière de technicien industriel dans une entreprise de chaudronnerie. Il était temps : les entreprises de ce secteur fermaient les unes après les autres et Jean espérait bénéficier bientôt d’un régime de préretraite
Le mari de Jeannine était un pur stéphanois, dont elle appréciait la tranquillité et la force rassurante. En quinze années de mariage, l’un et l’autre ne s’étaient jamais séparés, ni gravement querellés, s’appuyant constamment sur leur affection mutuelle.
En véritable natif du Forez, Jean se passionnait pour le foot : son enfance et son adolescence s’étaient déroulées dans la fièvre « verte ». C’était l’époque où, pour la première fois depuis bien longtemps, une équipe de foot française, celle de Robert Herbin, faisait trembler l’Europe. Jean avait collectionné les trophées de ces temps révolus. Dans son armoire personnelle, les photos des frères Revelli disputaient la place aux écharpes vertes, aux reproductions de trophées et même à un ballon que Jean avait ramené dédicacé de Geoffroy-Guichard après une de ces soirées mémorables de Coupe d’Europe qui enflammaient régulièrement la ville.
Depuis ces heures de gloire, l’équipe avait connu des vicissitudes diverses. En cette saison 2000-2001, elle avait enfin retrouvé la première division et commençait à tenir tête à ses principales rivales. Jean n’avait jamais abandonné les tribunes du stade, même dans les périodes les plus sombres du club. Il avait donc repris espoir et se rendait aux matchs le cœur plus léger. Avant quitter la maison, tel le prêtre passant l’étole autour de son coup, Jean revêtait souvent l’écharpe verte que lui avait remise le célèbre gardien Curkovic, un soir de février 1976.
Parfois Jeannine l’accompagnait dans les tribunes, surtout quand le temps était clément. Elle et Jean prenaient place dans les « virages » au sein du club de supporters auquel Jean adhérait assidûment. Blottie au bras de son époux, elle aimait ces clameurs, ces chants, cette ambiance chaleureuse. Elle se souvenait alors de son enfance heureuse, imprégnée de la camaraderie et de la solidarité traditionnelle dans le milieu ouvrier dont elle était issue. Son père amenait souvent à la maison ses copains d’usine. Elle devait rapidement aller se coucher. Mais depuis son lit, elle ne manquait rien de ces soirées qui se terminaient parfois tard : les rires, les cris et le coude à coude fraternel. Elle avait l’impression de retrouver un peu de cette atmosphère dans les travées de Geoffroy-Guichard où les petites gens de la ville venaient vivre leur grand frisson de la semaine.
Le 21 mars 2001, Jean et Jeannine occupaient leurs sièges habituels au stade. L’affiche était alléchante. Les « verts » affrontaient leurs voisins lyonnais. Le derby légendaire entre les deux équipes déclenchait une passion particulière chez les supporters. A quelques minutes du coup d’envoi, l’ambiance avait déjà atteint son paroxysme. Les chants se répondaient les uns aux autres. Les cornes de brumes étaient déjà entrer en action. Les banderoles dansaient au-dessus des les têtes. Le vert de la pelouse, inondé de la lumière des projecteurs, attendait les combattants qui s’échauffaient en coulisses.
Jeannine regardait ses voisins. Les uns étaient comiques, avec leur bonnet vert de guingois sur le sommet du crâne, les autres s’étaient enduits la figure de couleurs. Les enfants étaient aussi souvent maquillés de la couleur de l’espoir. Et puis soudain, elle le vit.
Aymar de Saint-Onge était là. Accroché aux grilles qui entouraient la pelouse, torse nu, muni d’un porte-voix, il dirigeait et excitait la chorale des supporters qui s’agglutinaient en vociférant devant lui. Jeannine avait souvent remarqué ces jeunes gens dont le rôle était de susciter l’enthousiasme du public. Mais elle n’aurait jamais pu imaginer son chef de service dans un tel emploi. Elle ne crut d’ailleurs pas tout de suite à ce qu’elle voyait. Puis, il fallut bien se résoudre à l’évidence. Trois énergumènes s’étaient partagé la tâche : agrippés au grillage qu’ils secouaient à l’envi, ils aboyaient des slogans que les spectateurs tentaient de reprendre en chœur. Le vacarme était tel que Jeannine ne comprenait pas un mot de ce qui se criait et se demandait bien comment chacun s’y retrouvait. Mais son attention s’était figée sur Aymar de Saint-Onge qui se déchaînait furieusement du haut de son poste de combat. Elle ne parvenait pas à faire un rapprochement cohérent entre cette silhouette frénétique, à demi nue, et l’attitude compassée de l’Aymar de Saint-Onge qu’elle côtoyait tous les jours dans les services qu’il dirigeait.
Le lundi suivant, Aymar de Saint-Onge avait repris exactement cette posture quand Jeannine entra dans son bureau les bras chargés de parapheurs. En le saluant, Jeannine scruta son visage : elle n’y vit plus aucune trace de la fureur qu’elle avait pu y observer le samedi soir. Bien entendu, elle n’osa point aborder ce sujet. Pendant plusieurs semaines, elle garda pour elle-même le troublant secret de la double personnalité d’Aymar de Saint-Onge.
Un mois plus tard, il fut question d’une réunion publique dans le nord du département. Aymar de Saint-Onge devait se rendre devant une assemblée d’artisans qui attendaient de pied ferme quelques explications sur sa gestion et les contrats de sauvegarde que proposait son organisme.
Aymar tenait en horreur ce type de réunions où il devait s’exprimer en public. Dans ce genre d’exercice, il se savait maladroit, gauche, très gêné. Il pensa qu’il allait encore bafouiller, hésiter, ne pas trouver les bons arguments qui feront mouche au bon moment. Cette réunion lui fit peur, d’autant plus qu’il apprit rapidement qu’il allait affronter une assemblée d’artisans très hostiles. En un mot, il eut besoin de se rassurer et décida que Jeannine viendrait avec lui.
La rencontre eut lieu dans une salle de classe d’un centre d’apprentissage. Aymar y fut rapidement submergé par la panique. En face de lui, dansaient dans une sarabande effrayante, ces visages agressifs d’hommes durs au travail, aux manières frustes, forts en gueules. A ses cotés, Jeannine, mal à l’aise l’aidait de son mieux en lui passant les fiches qu’elle lui avait préparées et qu’il avait de la peine à lire, tant il tremblait, tant il était interrompu par des cris et des ricanements.
A la fin, Aymar dut dire qu’il ne pouvait procéder à une modification des contrats types de prise en charge des soins puisque cela relevait de la compétence du siège national de son organisation. La décision des artisans fut rapidement prise : Jeannine eut même l’impression qu’elle était préméditée. Aymar et elle-même furent retenus captifs dans cette salle de cours jusqu’à ce que les dirigeants parisiens de
la Mutuelle des Artisans viennent s’expliquer sur place.
Soudain, après la cohue, les poings levés, les visages déformés par la colère, le silence s’installa, laissant Aymar abattu et prostré à la place qu’il occupait pendant la réunion. Jeannine, dont le sens pratique était intact s’était levée, inspectant toutes les issues possibles. Malheureusement, ils étaient enfermés dans les étages, et il n’était pas envisageable de s’échapper par les airs.
En se retournant, elle vit que son patron n’avait pas changé d’attitude et elle en éprouva soudain de la pitié : elle osa mettre la main sur son bras en signe de compassion. Piqué par ce geste, Aymar se leva brusquement et se planta devant une fenêtre les mains dans le dos, le regard dans le vide.
Un long silence s’installa. Et puis, mue par l’instinct, Jeannine osa encore :
-« Je vous ai vu, samedi soir, au stade…. »
Aymar qu’elle voyait de dos, ne changea pas de posture. A peine cru-t-elle discerner un léger frissonnement de ses épaules. Un nouveau silence répondit à Jeannine. Et puis, sans bouger, sans cesser de regarder la nuit tomber :
-« Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est… »
Il venait de répondre d’une voix étouffée qu’elle ne lui connaissait pas.
Aymar se raconta longuement, le dos tourné à son interlocutrice. Chez son père et sa mère, il avait vécu une existence stricte. Dans la propriété des Saint-Onge, on ne badinait pas. Enfant unique, Aymar devait consacrer ses journées à l’étude dans une institution privée où la camaraderie n’existait pas. De retour chez lui, il n’avait pas droit à la détente, pas de télévision, pas de jeux, pas de copains à inviter, coucher dès 19 heures après que les devoirs aient été vérifiés. Heureusement, Monsieur de Saint-Onge, dans le registre de ses principes, avait inclus la nécessité, pour la bonne éducation d’un enfant, de pratiquer le sport assidûment. Il ne manquait pas une occasion de répéter bruyamment, en pointant sa canne vers le ciel : « Un esprit sain, dans un corps sain !!… ». Aymar obtint ainsi d’être inscrit dans un club de football dès 6 ans. Il attendit, dès lors, les mercredis après-midi avec impatience. Non seulement, c’était sa seule ouverture sur le monde, mais encore il se prit de passion pour la conquête du ballon rond. Il aimait ce jeu, cette bataille furieuse qui précédait, pendant de longues minutes, le but libérateur de la victoire. Il aimait inventer de nouveaux dribbles, donner une belle trajectoire au ballon, réussir un amorti soyeux. Comme tous ses coéquipiers, il adorait les discussions d’après match où chacun revivait ardemment la partie qui venait de se dérouler. Puis Aymar rentrait tristement au bercail familial. De là était née sa seule passion, qui ne l’avait jamais réellement quitté. A Geoffroy Guichard, il retrouvait l’ambiance folle de ses mercredis d’enfance. Il pouvait enfin s’enflammer pour l’équipe, s’immerger dans les hurlements du stade, l’ivresse de la victoire…….. C’était le seul endroit où il avait l’impression de vivre.
Aymar, pendant toute cette confession, ne s’était pas retourné vers Jeannine. Après avoir parlé, il s’assit au fond de la salle de classe, posa sa tête sur ses bras et feignit de s’endormir.
Le lendemain, Aymar et Jeannine furent délivrés après que les dirigeant de la Mutuelle des Artisans aient enfin fait le voyage durant la nuit pour parlementer avec leurs geôliers.
Le surlendemain, Jeannine pénétra dans le bureau. Aymar de Saint-Onge était penché sur ses dossiers. Il se tourna vers elle, son regard était de nouveau froid et vide. Il dit simplement de sa voix habituelle :
-« Jeannine, veuillez m’apporter le courrier du jour ! »
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