Mathilde

En ce début d’été 1894, maître Mathieu, notaire de Janville se frotta les mains. Depuis cinq ans qu’il avait repris l’étude de feu son père, les affaires marchaient de mieux en mieux. Il faut dire que dans cette petite bourgade beauceronne, sur la route d’Orléans à Chartes, les problèmes patrimoniaux étaient nombreux qui exigeaient son intervention rémunératrice. Les riches propriétaires céréaliers faisaient souvent appel à ses services pour régler quelques problèmes de succession, de vente, voire même de litiges entre voisins.

 Antoine Mathieu avait donc la vie qu’il avait désirée. Tout allait pour le mieux s’il n’avait du céder aux injonctions de son père qui l’avait quasiment marié de force à Blanche, la fille du maire, six ans auparavant. Blanche avait été élevée chez les sœurs. Elle était d’un caractère tourmenté, essentiellement préoccupée de religion et de la vie qu’il y avait lieu de se préparer dans l’au-delà. Le bigotisme n’était pas vraiment le centre d’intérêt d’Antoine. De plus, lorsque ses occupations dévotes lui laissaient quelques loisirs, Blanche passait son temps à l’hôpital pour visiter les malades. Physiquement, son allure était fantomatique, son visage émacié sans grâce, son regard exprimait un profond mysticisme.

A part le fait de ne pas déplaire à son père, Antoine n’avait vraiment aucune raison d’avoir voulu épouser Blanche. On ne peut même pas dire qu’il était malheureux en ménage puisque celui-ci se trouvait réduit au strict minimum.

Grâce au ciel, si l’on peut dire, le couple bénéficiait de la présence de Mathilde, une jeune servante qui avait été placée à leur service par une vieille connaissance du père d’Antoine.

Mathilde était l’enfant unique d’un couple de métayers peu fortunés du canton. Elle avait été élevée dans la campagne environnante au milieu des prés et des bois  mais aussi des poules, cochons, vaches et autres animaux d’élevage. Très tôt, la débrouillardise lui avait tenu lieu d’éducation. En suivant son père, elle avait appris à poser des pièges à gibier, à pêcher, à installer un abri pour passer la nuit au clair de lune. En imitant sa mère, elle s’était distinguée rapidement dans la préparation de plats ou de pâtisseries traditionnelles du terroir local. Au marché, elle savait acheter, négocier les prix, les quantités, en ne se laissant pas intimider par les paysans du coin, dont la plupart étaient forts en gueule et en gestes..

En grandissant, elle s’était rapidement aperçue que sa prestance, son visage décidé, ses grands yeux noirs illuminés, son sourire carnassier et ses façons directes et sans détours ne manquaient pas de lui attirer les convoitises masculines. Elle s’était même rendue compte qu’elle pouvait très bien utiliser l’intérêt qu’elle suscitait pour entreprendre l’ascension sociale dont ses parents avaient été privés ou tout simplement pour satisfaire ses caprices et ses plaisirs.

En un mot, Mathilde était quelqu’un d’intelligent, de calculateur, mais de complètement immoral voire même amoral. Elle avait très vite perçu l’intérêt de la situation qu’elle occupait chez Maître Mathieu. Un contrat tacite avait été passé entre ces deux êtres : Mathilde bénéficiait d’une belle rémunération moyennant quelque faveurs furtives accordées au notaire. Le marché déplaisait d’autant moins à Mathilde qu’elle avait ce goût un peu pervers de faire perdre la tête aux hommes. Elle avait, sans doute, au fond d’elle, dans ces moments là, un sentiment de domination ou de revanche sur ceux qui se gaussaient de sa faible extraction sociale.

Le « contrat » avec le notaire avait un autre intérêt aux yeux de Mathilde, c’est que celui-ci dans ses moments d’exaltation livrait les petits secrets des personnes influentes de la ville sans retenue. Mathilde détenait des informations stratégiques dont elle entendait bien se servir à son profit à la moindre occasion.

Sous des airs gais et enjoués, Mathilde était insatiable. Elle avait également jeté son dévolu sur Alessandro, le boulanger de Janville. L’imposant italien l’amusait follement. Elle avait l’habitude de le rejoindre très tôt le matin, au moment où il retirait de son four les premières miches dorées  de la journée. Elle s’asseyait sur les sacs de farines en regardant Alessandro s’activer auprès des flammes. L’italien était corpulent voir même obèse. Son corps était couvert de sueur, inondant le tricot de peau qu’il s’entêtait à porter. Il parlait à Mathilde avec cet accent du sud qu’elle aimait tant. Le travail fini, elle s’abandonnait parfois sur les sacs de farines avec un plaisir qu’elle ne boudait pas. Les mots et les cris qui s’échangeaient alors devant le four où le feu s’éteignait lentement, n’étaient sûrement pas destinés à être mis dans de chastes oreilles, mais ils ne pouvaient parvenir à Marie, la boulangère, qui dormait encore profondément, deux étages au-dessus.

En batifolant avec le boulanger, Mathilde savait très bien ce qu’elle faisait. Certes le gros italien la distrayait beaucoup. Mais elle en profitait aussi pour économiser, à son seul profit, quelques pièces sur l’argent que le couple du notaire lui donnait pour les courses quotidiennes puisqu’elle repartait de la cave d’Alessandro, chaque matin, avec deux gros pains entièrement gratuits. De plus et surtout, elle se tenait au courant de tous les potins du village qui s’échangeaient à la boulangerie. C’est ainsi qu’elle pouvait suivre précisément les infortunes conjugales des couples, l’évolution des affaires des riches propriétaires, les coups de cœur des jeunes, la maladie des anciens. Mathilde connaissait tout de la vie de son village et elle se disait qu’elle était en train de réunir dans ses seules mains, les fils d’un pouvoir étrange.

Mathilde, dans sa soif de plaisir et de pouvoir occulte ne s’en tenait pas là. Le soir, surtout à la belle saison, elle rejoignait parfois Pierre, le meunier. Pierre était un homme respecté dans le canton. C’est lui qui faisait la loi sur le marché aux grains hebdomadaire de Janville et les propriétaires céréaliers avaient tout intérêt à rester dans ses bonnes grâces. C’était un homme dont la virilité avait tout de suite plu à Mathilde. Son corps athlétique était habitué à manier les lourds sacs de grain. De son visage buriné par l’effort, ressortait un regard bleu pâle dont l’étrange fixité impressionnait ses interlocuteurs lors des longues discussions d’affaires qui tournaient fréquemment à son avantage. A l’écart du bourg, son moulin activait les lourdes palles de sa roue motrice grâce à la rivière qui traversait le canton. Mathilde aimait cet endroit, le grincement de la machinerie du moulin, le glougloutement de la rivière. Par contre, elle n’aimait pas particulièrement le meunier, il lui plaisait tout simplement. Celui-ci, d’un tempérament solitaire et bourru, se satisfaisait très bien des quelques visites de Mathilde. Leurs étreintes au coeur du moulin, donnaient lieu à un embrasement de gémissements et de hurlements que personne ne pouvait entendre tant l’endroit était isolé. Fidèle à sa politique personnelle, Mathilde trouvait là une satisfaction charnelle, mais aussi d’autres informations que Pierre glanait lors de ses visites sur la place du marché.

Mathilde se trouvait donc placée au cœur du plus riche réseau d’informations de la commune, et cette situation l’excitait grandement.  

Le 3 mars 1895, il arriva un évènement étrange. Le matin, Mathilde ne vint pas prendre son service chez Maître Mathieu. Alessandro ne la vit pas aux aurores, ni Pierre le meunier au crépuscule. Les jours suivants son absence se répéta. Maître Mathieu commença à s’inquiéter de cette disparition subite et interpella la gendarmerie. Les forces de l’ordre diligentèrent immédiatement deux des leurs auprès de la logeuse de Mathilde qui affirma ne pas avoir vu la jeune femme depuis plusieurs jours.

Maître Mathieu, Alessandro et Pierre ruminaient. Ils avaient surtout peur que Mathilde qui connaissait tous leurs secrets se soit mise dans la tête d’en faire usage à leurs dépens.

Le mercredi de la semaine suivante, un jeune garçon en culottes courtes sonna à la porte de l’étude du notaire. Il  remit vivement un pli à Antoine Mathieu, tout en n’oubliant pas de lui demander une pièce pour sa course. Après avoir obtenu gain de cause, le messager s’enfuit en courant.

Maître Mathieu pensa immédiatement que ce pli contenait des nouvelles de Mathilde, le mystère allait sans doute être levé. Il déplia précautionneusement le morceau de papier qui avait visiblement été arraché à un cahier d’écolier. Il contenait ces simples mots :

« Jeudi minuit, près de la Fontaine aux Oiseaux. M. »

Dans la journée, Alessandro et Pierre le meunier reçurent la même missive. Le coursier avait chaque fois réclamé le même dû, et il commençait à trouver la journée très lucrative d’autant plus que la jeune femme qui l’avait employé, l’avait aussi grassement rétribué en lui remettant ces lettres.

Le lendemain soir, Maître Mathieu dut prétexter auprès de sa femme une insomnie pour s’approcher de la Fontaine aux Oiseaux. Ce monument, en forme circulaire, tirait son nom du simple fait que l’eau jaillissait sur les quatre faces de la colonne centrale de becs d’oiseaux qui déversait le précieux liquide dans un glou-glou permanent.

La nuit était claire et Maître Mathieu s’approcha du lieu du rendez-vous à l’heure dite. Par des chemins différents, Alessandro et Pierre avaient entrepris la même démarche.

-« Mathilde !!… » sussurra Antoine Mathieu dans la pénombre.

Il eut la surprise de voir apparaître alors, dans la clarté d’un rayon de lune, le profil d’Alessandro le boulanger, puis celui de Pierre le meunier.

-« Messieurs, je crains de comprendre, déclara Maître Mathieu après un instant d’hésitation. Son premier réflexe avait été de demander aux deux autres ce qu’il faisait à la même heure au même endroit. Mais la réponse s’imposait d’elle-même. Mathilde s’était jouée de ses trois amants.

D’ailleurs, Pierre et Alessandro répondirent à Antoine qu’ils ne « craignaient » pas de comprendre mais qu’ils avaient compris. Pierre proposa de s’asseoir sur le banc de bois qui faisait face à la fontaine pour envisager les suites à donner à cette regrettable affaire. Les trois hommes se mirent à parler du sujet qui les réunissait : Mathilde.

-« Quelles jambes !!!…. » gémit Alessandro

-« Et ce goût de miel sur sa peau !! » rappela Antoine

-« La chaleur de ses bras  .. », c’est tout ce que Pierre trouva à dire, ému qu’il était…

A 40 kilomètres de là, Mathilde écouta sonner minuit au beffroi de la ville. Elle avait la tête posée sur le torse alangui d’un officier de cavalerie. Un mois plus tôt, elle avait croisé son regard au marché de Janville. Les deux êtres s’étaient aussitôt enflammés. Tout le reste ne compta plus pour Mathilde, elle avait trouvé enfin l’homme qui avait su la transporter. Elle décida de tourner brusquement la page de sa vie tumultueuse précédente. Au douzième coup de minuit, elle sourit et s’endormit.

Au matin, Blanche la femme de Mathieu avait averti la gendarmerie de la disparition de son mari. Le Brigadier Briochard commençait à trouver qu’il y avait décidemment beaucoup d’évènements étranges dans le couple du notaire. Comme il s’agissait d’un des foyers les plus en vue de la ville, et que le Brigadier n’avait pas perdu de vue une éventuelle promotion qu’on lui avait promis en « haut lieu », il garda ses commentaires pour lui.

A 10 heures du matin, trois hommes ivres morts, chantant des chansons paillardes à tue-tête furent rapidement localisés par la maréchaussée aux alentours de la ville. Ramené à dos d’homme auprès de sa femme, Antoine Mathieu, dans un état second l’emprisonna dans ses bras. Blanche hurla : en cinq ans de mariage, elle n’avait jamais approché son mari d’aussi près.

-« Mathilde, enfin je te retrouve… »

Antoine Mathieu pleurait de joie dans le cou de sa femme ……….

                                    

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