Un joyeux drille
- Y’a un problème ? C’est quoi le problème ?
La première fois que j’ai entendu Léon prononcer cette phrase, nous venions de nous rencontrer. Frontalement. Son 4×4 crasseux avait embouti une bonne partie de l’avant de ma Focus bichonnée de cadre moyen endetté. J’étais sur le point d’entrer dans une colère noire et tumultueuse en descendant furieusement de mon véhicule ratatiné. Mais le personnage qui jaillit de sa machine était un être qui me parut d’emblée être descendu sur terre spécialement pour faire rire ses semblables.
Ce qui frappait le plus c’était son regard impavide et sérieux, derrière des lunettes à double ou triple foyers, à moitié cachées par une touffe de cheveux filandreux, enchevêtrés et informes, de telle sorte qu’il n’était pas envisageable pour lui de distinguer le moindre élément de signalisation routière lorsqu’il lui venait la subite envie de prendre le volant, la route et quelques risques pour sa santé et celle de ses rencontres de voyage. La voix zézayante avec laquelle il m’avait interpellé achevait le pittoresque du personnage.
L’accident n’avait entraîné aucune blessure, mais j’étais littéralement gondolé de spasmes rigolards en remplissant le constat. Les passants crurent à un épisode de la caméra cachée, surtout lorsqu’il m’entraîna joyeusement dans un bistrot voisin pour finir les formalités.
Plus tard, lorsque lassé d’un voyage de douze années, Marina crut bon de boucler ses valises en me jetant que j’étais devenu un être morne, insipide, sans intérêt, et –au cas où je n’aurais pas compris- que je ne la faisais plus rêver, il fut encore là pour m’empêcher de sombrer. De sa démarche chaloupée, de sa voix éraillée et de son regard loucheur, il me traîna de force chez le dentiste, le teinturier, le psychologue pour que je ne me laisse pas aller, tout en entonnant son slogan préféré :
- Y’a un problème ? C’est quoi le problème ?
Il passait un temps fou à démontrer que je n’avais aucun problème contrairement à ce que je croyais pouvoir affirmer de ma situation de célibat forcé. Après avoir disputé avec moi plusieurs championnats de petits chevaux au sein de son équipe de quartier, il m’entraîna à la foire aux célibataires d’un coin du Cantal dont nous revînmes dans un état d’ébriété avancé, vaguement menacés par la police ferroviaire pour avoir tenté d’embrasser une contrôleuse de
la SNCF sur le quai de la gare.
La quête d’une nouvelle âme féminine n’avait pas été menée à bien. Léon avait réussi à me démontrer que je ne pouvais qu’en tirer un supplément de liberté dont il entendait bien me faire profiter. Personne ne résistait à son entrain d’autant qu’il se montrait toujours soucieux que chacun puisse trouver dans l’ambiance joyeuse et débridée qu’il distillait autour de lui, matière à rire et si possible de ses propres malheurs.
Lorsque je perdis mon emploi de graphiste, je fus plongé dans la terreur que m’inspira une crise généralisée de l’emploi dont le dénouement dépendait, d’après les gazettes bien informées, de la bonne humeur de quelques financiers new-yorkais dont je sentais bien la totale indifférence à ma brillante carrière d’artiste des nouvelles technologies brutalement interrompue. Comme d’habitude, Léon surgit de nulle part et j’eus droit à l’inusable :
- Y’a un problème ? C’est quoi le problème ?
Il m’accompagna à tous les guichets pour s’assurer que j’entreprenais les démarches qui devaient me permettre de me réinsérer dans un monde apparemment civilisé. Les différentes prestations de Léon, imitant Maurice Chevalier dans les couloirs des ASSEDIC ne laissèrent personne indifférent. Un jour resté dans les mémoires, il réussit même à faire reprendre en cœur l’inénarrable « Tu me fais pouet-pouet, et puis ça y est ! » à deux rangés de chômeurs hâves et amaigris. Le directeur des lieux surgit de son bureau sous les huées de la foule pour expliquer à mon ami que le chômage était une affaire profondément triste et qu’il convenait de la traiter tristement, en respectant l’affliction de ceux qui en étaient atteints. Léon fit alors reprendre sur un ton lancinant « Old man River » par sa chorale improvisée tandis que son interlocuteur ulcéré, dénouant son nœud de cravate, téléphone en bataille, appelait, une fois de plus, les forces de l’ordre à la rescousse au motif que plusieurs sans emploi chantaient en traversant ses bureaux au lieu de manifester l’attitude contrite et soumise qu’il exigeait de ses allocataires.
Lorsque je me réveillai d’une légère intervention chirurgicale, Léon attendait encore là, au pied de mon lit. Mon premier regard par la fenêtre qui dominait la cour de l’hôpital me glaça d’effroi, puis me réchauffa le cœur. Epaulé par un quarteron d’infirmières soudoyées et hilares, Léon avait réussi à déployer une large banderole sur toute la longueur du bâtiment d’en face où l’on pouvait lire sa marque de fabrique « Y’a un problème ? C’est quoi le problème ? ». Lorsque les pompiers vinrent retirer l’objet de l’attention générale, la foule des patients agglutinés aux fenêtres, dirigés depuis la pelouse par mon ami entonna gravement l’hymne national comme si les sapeurs venaient de porter atteinte à un symbole patriotique.
Aujourd’hui, c’est lui, Léon qui est allongé. J’ai essayé de d’afficher une banderole dans le couloir de l’hôpital. Le directeur d’établissement n’a pas apprécié :
- Vous ne vous rendez pas compte… Avec toutes les restrictions budgétaires qui me tombent sur le dos !!…
Je n’ai pas compris le rapport entre les restrictions budgétaires et ce qui vient d’arriver à mon ami. A travers cette vitre qui donne sur sa chambre du service d’urgence, je n’aperçois qu’un masque, une forêt de tuyauteries, ses poignets sur le drap blanc et un ballet incessant d’hommes et de femmes en blancs autour de lui. Lui si drôle, si inventif, si vivant qui voulait que nous mourrions tous de rire. Que s’est-il passé ? Trois tubes de gardénal avalés à la va-vite selon le médecin.
- Y’a un problème, Léon ? C’est quoi le problème, Léon?
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