Un tueur en série
Longtemps, je me suis… Non ! Je devrais dire : les personnages qui m’habitaient se sont longtemps détestés. Très gravement. Ils n’ont pas été capables de cohabiter en dépit de toutes mes tentatives de conciliation.
D’abord, il y avait l’Autre, le pire de tous : Moi-Même. D’une prétention incroyable. Fier et arrogant. Cynique et méprisant. Il se voyait déjà à la tête du Département Juridique dès que le vieux Durin aurait tourné sa casquette. Lorsqu’il sortait en groupe, il devait obligatoirement s’asseoir au milieu de la table et tenir la vedette toute la soirée. Toutes les femmes étaient priées de tomber dans ses bras avec enthousiasme sous peine d’être traitées de poufiasses ! Croyez-moi, c’était un être éreintant à supporter !
Rapidement, Moi-Même s’était trouvé confronté avec Pépère. Pépère, il ne fallait pas trop compté sur lui les soirs de Ligue des Champions. Ces jours là, c’était pizza, pack de bières, canapé. Il ne fallait pas non plus s’attendre à ce qu’il enfile un jogging fluo, le dimanche matin, pour impressionner d’une foulée puissante et souple les étudiantes qui musardaient dans les bois voisins. Le jour du Seigneur, Pépère n’avait jamais envisagé sérieusement de mettre un pied à terre avant 11 heures du matin en arguant du fait que ce dernier ne lui adressait pas la parole depuis belle lurette.
Et puis, entre eux deux, ou alors à coté parce qu’il n’aimait pas prendre de risques, Chépa tentait de coexister. Chépa n’avait jamais vraiment su ce qu’il voulait. A dix-huit, il pensait à une carrière politique, mais il n’a jamais pu déterminer le parti de son cœur, après avoir épuisé toutes les réunions publiques de droite comme de gauche. A vingt-trois ans, il n’a jamais tranché sur le point de savoir s’il voulait épouser Charlotte, qui file aujourd’hui le parfait amour avec cet imbécile de Patrick et trois enfants dans ses jupes. Chépa hésitait. C’était comme une seconde nature : il n’a jamais pu se décider entre le fromage ou le dessert ou alors les deux.
A six mois de la retraite, le commissaire Jean-Sébastien Bourdin passe une main lasse sur son physique d’ancien parachutiste :
- Si je comprends bien, vous vous accusez d’avoir tué tous les personnages qui vous habitaient !
Je lui réponds qu’il a exactement compris ce qu’il fallait comprendre et lui demande s’il peut me passer les menottes attendu que je n’ai encore jamais vu un sérial killer aussi libre de ses mouvements que je le suis en ce moment.
- Ça peut peut-être attendre cinq minutes ! Racontez moi encore comment vous les avez éliminés. Je n’ai pas tout compris.
C’est pourtant simple. Entre eux trois, plus rien n’allait. J’étais constamment en train de calmer les chamailleries. Moi-Même voulait systématiquement se mettre en avant alors que Pépère n’arrivait pas à se lever le matin tandis que Chépa s’interrogeait longuement sur la stratégie à adopter. Vous trouvez que c’est simple de vivre avec autant de contradictions internes ? Le Commissaire Jean-Sébastien Bourdin ne trouve pas :
- Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé…
J’ai commencé par assassiner Moi-Même d’un grand coup de modestie, avec sang-froid et préméditation. J’avais demandé depuis quelques temps un rendez-vous à Duchamp, le directeur général. Dans son bureau, je lui ai déclaré que j’envisageai de poser ma candidature au poste de Chef du Département Juridique mais que j’aimerais bien qu’il me le refuse avec, si possible, des arguments cinglants concernant mes faiblesses professionnelles. J’ai eu l’impression que Duchamp me regardait d’un drôle d’air. Mais il s’est acquitté de sa tâche : bien qu’il n’ait pas trouvé de raisons particulièrement blessantes, il m’a quand même refusé le poste. Moi-Même n’a pas supporté : il a été abattu par une grave blessure d’amour-propre. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui.
La semaine suivante, il a fallu se débarrasser de Pépère. Ça tombait mal, c’était le soir de Liverpool-Milan.
- Vous vous rendez compte, Commissaire ?
Le Commissaire Jean-Sébastien Bourdin se rend compte. D’ailleurs, au cas où je n’aurais pas été destinataire du résultat, il peut m’informer que les deux équipes ont fait match nul.
Pour en revenir à cette fameuse soirée, sachant que la rencontre débutait à vingt et un heure, j’ai jeté le téléviseur de Pépère par la fenêtre à vingt heure cinquante pour qu’il n’ait pas le temps d’en trouver un autre. Pépère est sorti balayer les morceaux de son écran géant sur le trottoir : il n’en est jamais revenu !
Le plus dur a été de se débarrasser de Chépa. Comme il ne prend jamais de décision très claire, on ne pouvait pas anticiper ses faits et gestes. L’attentat a eu lieu le samedi suivant. Chépa hésitait toujours à traverser l’angle de la rue Duflot lorsque le feu passe à l’orange : il avançait sur la chaussée, puis, assailli par le doute, il revenait sur le trottoir. Pris d’une impulsion subite, je l’ai poussé méchamment pour qu’il s’engage franchement, à coté du passage protégé en plus ! Résultats : trois jours d’hôpital et dix points de suture grâce à la vélocité d’un camionneur qui, lui, n’avait eu aucun état d’âme dans sa façon d’aborder les feux tricolores. Chépa a compris : il ne reviendra plus.
Mon problème maintenant, c’est que je n’ai plus personne en ligne de mire. Ne plus avoir à maîtriser ses démons internes, ce n’est pas une vie !
- Pour la garde à vue, on fait comment ?
Avec trois disparitions suspectes sur le dos, je devrais y avoir droit tout de même ! D’autant plus que m’étant débarrassé de toutes mes compagnons encombrants, je pourrais parfaitement m’en prendre à ma petite personne !
Le Commissaire n’est pas vraiment convaincu par mon plaidoyer :
- Ecoutez, mon vieux, j’ai eu une rude journée …
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