Le sens de la marche

 Gérard marche depuis un moment au milieu de la foule. Il vient de débarquer de son train. Dès la sortie de la gare, il s’est trouvé happé par cette vague populaire. L’air sent bon le printemps. Un doux soleil réchauffe le pavé. Mais Gérard a oublié que le mois de mai s’est installé depuis quelques jours et qu’au mois de mai en ville, on manifeste au même titre qu’on moissonne au mois d’août dans nos campagnes.

Les hommes et les femmes, criant et chantant, ont envahi la chaussée. Bras de chemise et robes légères s’agitent en cadence au rythme de tambourins invisibles. Gérard ne comprend pas ce que les gens psalmodient en choeur. De plus, il a l’impression que les manifestants ne comprennent pas ce que les haut-parleurs hurlent. Si bien que du début à la fin du défilé, les slogans ne sont pas les mêmes : ils se percutent, s’entrecroisent, fusionnent dans un brouhaha bruyant et inaudible. Par moment, Gérard croit entendre des mots : salaire, logement, papier… Mais la logique d’ensemble lui échappe. Il se demande s’il ne devrait pas consulter son othorino.

Gérard regarde autour de lui pour se rassurer. Il interroge Marcel, un jeune gars à l’air décidé qui lève le poing en éructant son mécontentement. Marcel s’indigne des licenciements dans son entreprise, il n’est pas encore dans la charrette, mais il se sent menacé. Il faudrait que Gérard comprenne que les patrons font des millions d’euros de bénéfices tout en jetant la main d’œuvre sur le pavé pour accroître encore leurs marges ! Gérard approuve fortement. Marcel s’excuse : il n’a pas que ça à faire. Il reprend sa marche en redressant sa banderole et vociférant de plus belle.

Plus loin, Chantal porte une pancarte hâtivement fabriquée. Gérard croit bon de lui faire remarquer qu’elle la tient à l’envers. Chantal sourie et rectifie. C’est qu’elle vient de loin : elle a voyagé toute la nuit en car depuis son Cantal. Elle est un peu fatiguée, mais tient à manifester son courroux avec ses collègues du département. Gérard trouve que Chantal a l’air naturel : ses cheveux tirés en arrière, son regard noir et cerné, et ses lunettes à grosses montures lui donne une mine sévère qui lui rappelle son institutrice de CM1. Chantal vient sûrement protester contre la politique du Ministère de l’Education Nationale. « Non, non ! », répond Chantal : elle est là pour défendre le prix du fromage de chèvre qui s’effondre. Gérard est certainement au courant….

Soudain, Gérard se trouve en face d’un groupe de jeunes qui descendent le boulevard en sens inverse tout en s’époumonant. Il tente d’expliquer à un gamin à la chevelure iroquoise qu’il aurait le plus vif intérêt à marcher dans l’autre sens pour progresser dans la même direction que l’ensemble du cortège. Mais Gérard n’a rien compris : il s’agit d’une autre manifestation organisée par un autre syndicat. Le seul problème, c’est que les chefs ne se sont pas coordonnés entre eux et que les défilés se sont un peu télescopés. D’ailleurs, le jeune homme ne manque pas de souligner à Gérard que c’est toujours pareil : les chefs sont  là pour donner des ordres, mais on ne peut jamais compter sur eux pour s’organiser correctement et au final, c’est toujours la base qui trinque. De plus, le jeune pense que les simples militants comme lui pourraient bien se révolter et manifester contre les organisateurs de manifestations ! Qu’en pense Gérard ?

Gérard n’a pas le temps de répondre. Un grand black l’aborde. La visière de sa casquette lui protège le cou. Son jogging anthracite ne cache rien de sa stature musclée, mais il a l’air un peu perdu. Il interroge Gérard sur la signification de la manifestation. Mais Gérard doit lui répondre qu’il l’ignore : il vient d’arriver et il ne sait pas contre quoi tous ces gens s’expriment. L’homme s’agite : il cherche la manif en faveur des sans papiers et il craint de s’être trompé de parcours. Gérard comprend : il conseille de rester néanmoins dans le cortège et d’exclamer son mécontentement à propos de la cause qui semble lui tenir à cœur. De toutes façons, Gérard à l’impression que les personnes qui l’entourent, ne s’indignent pas sur le même sujet. Le visage du black s’éclaircit : il va suivre le conseil de Gérard. Comme ça, il aura manifesté sans perdre du temps à chercher le bon cortège.

Un journaliste, suivi d’une lourde camera, aborde Gérard, micro tendu. L’homme est pressé, il lui faut une déclaration pour le vingt heures de ce soir. Gérard sourit naïvement au cameraman, bafouille et finit par proclamer que les mesures gouvernementales ne passeront pas face au mécontentement populaire. Il n’a aucune idée sur le sujet qu’il vient d’évoquer, mais il avait envie de dire quelque chose qui corresponde à peu près à l’ambiance du moment. Le reporter est ravi, il opine du bonnet pour encourager la rancœur de son interviewé puis s’enfuit à toutes jambes vers son devoir professionnel.

Gérard aperçoit un homme en imperméable et en chapeau mou sur le trottoir. L’homme note soigneusement quelque chose dans un carnet bleu. Par moments, il lève la tête en direction des manifestants. Ses lèvres semblent prononcer quelques mots, puis son visage replonge dans son carnet et Gérard voit son crayon s’agiter frénétiquement pour rédiger sans doute sa réflexion de l’instant. Il s’approche du personnage et jette un coup d’œil sur l’objet de son attention. L’homme couvre les pages de son calepin de carrés et de croix. Il répond à Gérard qu’il est chargé de compter les hommes et les femmes qui passent devant lui. Si Gérard croit que ça l’amuse ! Gérard s’étonne que l’homme efface de temps en temps quelques croix qu’il vient de tracer. L’homme dit que ce sont ses instructions : chaque fois qu’il a inscrit dix croix, il doit en faire disparaître la moitié, puis porter son carnet au chef qui est le seul habilité à faire les comptes, les vrais !

Soudain, Gérard a peur. Les manifestants s’éparpillent en piaillant comme une volée de moineaux effrayés. Il a peine le temps de distinguer des hommes en blouson, portant un brassard orange s’abattre comme des aigles affamés sur les fuyards. Il se retrouve à terre, sa joue a heurté durement le bitume, peut-être saigne-t-elle. Une tenaille lui enserre les jambes fortement tandis qu’un poids écrasant lui pèse sur les reins :

-Ça y est, chef ! J’en tiens un !!

Au commissariat, l’inspecteur de service enregistre la déclaration de Gérard. Le policier fume en dépit des récents décrets d’interdiction. Son regard sans éclat se porte alternativement sur l’écran et sur le prévenu. Gérard est obnubilé par le nez long et filiforme du policier. Il doit être complexé par son appendice nasal ce qui ne le rend guère aimable. Gérard a remarqué qu’il n’a jamais de chance : dans le moments décisifs de son existence, il faut toujours qu’il tombe sur des êtres mal à l’aise dans leur peau.

Le policier s’agite :

-          Alors comme ça, on maintient ses déclarations ?

Gérard s’attendait à être tutoyé. C’est encore pire, le fonctionnaire emploie un « on » impersonnel, infantilisant, méprisant.

-          On était en train de manifester bruyamment dans la rue… On paraissait très copain avec les principaux leaders du mouvement…. On a parlé avec un sans papier…. On a ennuyé un pauvre agent des Renseignements Généraux … et on a même fait des déclarations révolutionnaires à la télé !

Le nez interminable sifflote en mimant une admiration ironique :

-           Joli tableau !

Gérard est fatigué, mais l’homme insiste impitoyablement :

-          Et après ça, on prétend toujours qu’on rendait visite à sa grand-mère malade ?

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