Un déjeuner bien arrosé

 Les habitants de l’immeuble avaient prévu depuis longtemps d’organiser un pique-nique à la campagne. Pendant toute la semaine Madame Dufour et maman nous avaient fiévreusement préparé un délicieux déjeuner. Tous pensaient que cette sortie viendrait à point pour divertir Madame Dufour qui portait noblement son veuvage depuis plusieurs mois déjà.

Il était convenu que nous monterions tous dans la calèche de Monsieur Durin, notre voisin. Outre Madame Dufour et sa fille Louise, ma mère et moi, nous étions accompagnés de Monsieur Durin et de son monocle, ainsi que par mon oncle Benjamin qui avait sorti, pour l’occasion, son nouveau canotier. Le cocher de Monsieur Durin avait attelé sa vieille jument Janette, dont j’aimais beaucoup flatté la crinière blonde qui contrastait avec son pelage brun.

Monsieur Durin s’amusait follement de cette équipée. Il se lissait les moustaches ce qui était parait-il, un indice de grande satisfaction chez lui. Il avait connaissance d’un petit coin de verdure charmant le long de
la Marne dont nous lui dirions sûrement des nouvelles. Tout au long du chemin ensoleillé, il chantonna gaiement pour le plus grand plaisir de Madame Dufour et de maman qui battaient joyeusement des mains. Pour distraire ses compagnes, Monsieur Durin racontait des historiettes charmantes. D’un air coquin, il demanda même à Madame Dufour, l’autorisation de l’appeler Pétronille. Celle-ci baissa prestement les yeux  et marmonna en souriant :

-          Oh !  Monsieur Durin, quel fripon vous faites !

Nous arrivâmes à destination vers onze heures. Les messieurs aidèrent galamment les dames à descendre de voiture. L’endroit était effectivement séduisant, de hauts peupliers qui bruissaient sous le souffle léger de la bise matinale, bordaient une rivière à l’eau claire et poissonneuse.

Monsieur Durin nous proposa d’installer le pique-nique dans un champ voisin. Madame Dufour et maman sortirent du panier à victuailles une grande nappe à carreaux sur laquelle je me jetai poussant des grands cris de joie. Madame Dufour fit mine de me rappeler sévèrement à l’ordre, mais je voyais bien que ma joie la faisait rire.

Monsieur Durin, rajustant son monocle qui tombait souvent, dit qu’il allait mettre les bouteilles au frais auprès de la rivière. Louise, la fille de Madame Dufour, qui venait de fêter ses dix-neuf ans, annonça qu’elle allait se promener avant l’heure du déjeuner. Elle avait prévu une élégante ombrelle pour se prémunir des rayons du soleil..

Madame Dufour mit en garde Louise :

-          Ne t’éloigne pas trop, Louise !

Mais mon oncle Benjamin, toujours très prévenant, se leva vivement pour proposer d’accompagner Louise en rassurant sa mère :

-          Ne craignez rien, Madame Dufour, je serai là pour protéger Mademoiselle Louise !

Monsieur Durin était déjà revenu de la rivière et avait cueilli deux coquelicots qu’il offrit courtoisement à Madame Dufour et à Maman en jouant plaisamment à l’homme empressé auprès des dames.

Vers midi, alors que nous allions déjeuner, un paysan de forte carrure surgit d’un bosquet de très méchante humeur, tromblon à la main. Il grommelait d’une voix bourrue et rude de telle manière que nous ne comprenions aucune de ses paroles, sauf Monsieur Durin qui répéta plusieurs fois :

-          Allons, allons, mon ami !

Il avait beau nommé l’intrus « son ami », il fallut immédiatement nous replier dans sa calèche avec nos bagages.

Je crus comprendre que le pré où nous comptions nous installer pour la journée lui appartenait et qu’il n’entendait pas qu’il soit l’objet de nos agapes qui laissent selon lui toujours des reliefs suspects et peut-être dangereux pour le bétail qu’il mène paître en ces lieux.

Monsieur Durin fit semblant de rire beaucoup de l’incident et affirma q’il connaissait un autre site encore plus agréable que le précédent. Il nous emmena effectivement à la lisière d’un petit bois, au pied d’une colline verdoyante, où nous serions parfaitement à l’aise selon Monsieur Durin.

Alors que Madame Dufour et maman avaient déjà réparti les assiettes et les premières cochonnailles en guise d’entrées, je fus gêné par une mouche qui se mit à tournoyer autour de moi. Mon oncle rit beaucoup en me voyant me débattre :

-          Ah ! Ah ! C’est ça la campagne, mon jeune ami !

Puis un jeune homme du coin qui passait sur le chemin, courbé en ahanant sur sa bicyclette mit pied à terre et nous héla :

-          Il va bientôt pleuvoir ! Vous devriez vous mettre à l’abri !

Effectivement quelques minutes plus tard, de grosses gouttes s’écrasèrent sur ma main. Les dames s’écrièrent, s’agitèrent en tous sens et replièrent nos affaires très vite  avant de regagner la voiture de Monsieur Durin qui, du coup, riait un peu moins, mais tentait de garder bonne figure tout de même.

Nous nous abritâmes sous le toit du lavoir municipal. Mon oncle et Monsieur Durin se concertèrent entre hommes pour décider qu’il s’agissait là d’une petite averse sans conséquence sur la suite de notre journée. Monsieur Durin, les mains dans le dos, regarda tomber la pluie, se lissa les moustaches, puis s’exclama avec entrain :

- Ah ! Ah ! Quel bon tour la nature nous joue là !

Mais les ménagères du village arrivèrent en nombre en portant des panières de linge sur leurs larges hanches. Elles avaient fort à faire ce jour là : en raison des travaux des champs qui reprenaient leur cours après la mauvaise saison, leurs époux et fils salissaient beaucoup de lessive. Elles nous firent comprendre rapidement que nous les gênions dans leur labeur.

C’est ainsi que nous nous retrouvâmes dégustant notre pique-nique dans le salon de Monsieur Durin. Mademoiselle Louise faisait triste mine en examinant sa nouvelle robe, dégoulinante et froissée des intempéries qui avaient redoublé de force lors de notre trajet de retour. Mon oncle Benjamin regardait avec stupéfaction son nouveau canotier dont les bords s’étaient misérablement affaissés.

Quant à Monsieur Durin, il essayait encore de parler plaisamment de la journée :

- Finalement, c’est encore chez soi qu’on est le mieux pour festoyer en bonne compagnie ! Ah ! Ah ! N’est-ce pas Mademoiselle Louise ?

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