Un instant d’éternité
Ce genre de catastrophe n’arrive pas sans prévenir. Elle est précédée de signes précurseurs qui ne trompent pas une sensibilité aussi délicate que la mienne.
Depuis quelques temps, les passants de mon pantalon se dérobent à ma ceinture, surtout ceux qui se situent dans le dos, juste au niveau du creux de mes reins. Mes mains se démènent dans le vide, je me tords vainement devant un miroir, je malmène mes articulations. Bernadette se moque. Parfois, j’abandonne mais mon élégance vestimentaire en souffre.
Souvent, je n’ai plus de chemise repassée pour partir un bureau. Devant le sourire narquois qui s’esquisse sur les lèvres de Bernadette et l’envie de mordre qui passe dans ses yeux d’émeraude, j’évite une remarque acerbe, je connais trop bien sa réponse.
Lorsque je suis pressé, la passoire à thé est désormais introuvable, je déjeune mal, très mal, mais je m’abstiens encore d’un affrontement conjugal. Je pourrais interroger Bernadette sur la propension de la passoire à disparaître au moment où j’en ai besoin. Mais il faudrait que je choisisse mes mots, je n’en ai plus le courage. Et puis Bernadette se fiche de mes déboires matinaux, elle prend du chocolat. Ce n’est pas le moment d’entreprendre une négociation sur des bases aussi fragiles. D’ailleurs avec Bernadette ce n’est jamais le moment !
Nous ne trouvons pas d’accord sur le lieu de nos prochaines vacances. Nous risquons de partir dans des endroits différents pour nos congés d’été. C’est la première fois depuis que nous nous sommes passé réciproquement une bague au doigt. Alors à coté d’un tel drame, vous pensez bien que je peux me passer de passoire !
Le soir, Bernadette souffre fréquemment d’un mal de tête. Sa migraine ne passe pas en dépit de tous les soins que j’y apporte. Il parait que le docteur Berthier, notre médecin de famille se perd en conjectures !
Voilà déjà plusieurs jeudis que je guette vainement la tournée du facteur, dissimulé derrière la boîte aux lettres. Des arrêts de travail sont fréquemment programmés dans la fonction publique. Ils concernent aussi les services de la poste et plus particulièrement la desserte de mon quartier. Mon courrier dépend du bon vouloir du seul préposé syndicalement actif du canton. En d’autres termes, le facteur ne passe plus : la lecture de mon hebdomadaire préféré prend du retard. Ces jours-là, il parait que les trains ne passent pas non plus, Mauricette la vache du voisin s’en indigne dans un beuglement déchirant lorsque je la salue depuis la portière de mon véhicule.
Sur l’autoroute, la machine à télé péage attend systématiquement mon arrivée pour décider de ne plus fonctionner au moment où je m’engage. La voiture qui me précède n’est jamais visée, ni celle qui me suit. C’est uniquement la mienne qui l’indispose. La préposée doit alors faire reculer une colonne de voitures en maugréant : l’énervement gagne. Surtout quand je m’aperçois que je n’ai plus de monnaie pour payer mon écot.
Je suis convaincu désormais d’une certitude. Tous ces incidents, anodins d’apparence, annonçaient le véritable désastre. Celui qui vient de survenir.
Je me suis assis comme tous les jours à la cafétéria après l’heure du repas. Je suis en face de Rougerie, du service compta qui ne parle que de foot et s’interroge depuis des mois sur les moyens de redresser les résultats du Paris Saint-Germain. Il a déjà licencié virtuellement plusieurs dizaines de joueurs et s’interroge sur la possibilité de faire revenir Platini sur le terrain. A ses cotés Solange, la secrétaire de direction. Elle croise haut ses superbes jambes gainées de soie noire. Derrière ses lunettes à fortes montures, son regard vert semble ne pas prêter attention à ses interlocuteurs, tout en examinant néanmoins sournoisement l’effet que son anatomie attirante produit sur ses collègues masculins. A ma droite, Dumartin, un commercial se plaint. Chez Dumartin, gémir est une seconde nature. Tous les sujets sont bons : la politique, le patron, sa femme, le menu de la cantine. Personne n’a jamais entendu Dumartin proférer une appréciation positive depuis qu’il a intégré l’entreprise.
Et c’est là au moment précis où je touille lentement mon café en espérant y faire fondre le morceau de sucre que je viens d’y noyer que le temps s’arrête.
Au sens propre, le temps stoppe sa course. Le temps refuse de passer, figeant chacun dans la position qu’il tenait dans la dernière seconde qu’il aura vécu. Dans les premiers instants, je me dis que l’incident m’arrange. Cet après-midi, j’aurais du affronter le patron dans une réunion hebdomadaire que j’évite le plus souvent possible sous des prétextes de plus en plus invraisemblables. Aujourd’hui, j’aurais pu vraiment lui déclarer que je n’ai pas vu passer le temps !
Dans un second temps, je trouve la péripétie amère. Les jambes de Solange présentent un spectacle plaisant certes, mais je crains de me lasser un peu si je suis condamné à les admirer pour l’éternité. De plus, je n’envisage pas vraiment de me passionner pour les vicissitudes du Paris Saint-Germain au-delà d’une durée supérieure à trois siècles. Quant à Dumartin, quel motif de plainte trouvera-t-il encore dans un millénaire ? Je lui fais confiance, il a de l’imagination, il trouvera.
J’ai l’air fin devant mon café et mon morceau de sucre qui ne fond pas ! Je m’attendais à tout, mais je n’avais jamais envisagé que le temps puisse refuser un jour d’ajouter une seconde de plus à la précédente. Il faudrait quand même que le Créateur se décide d’appeler son service après-vente ou alors la maintenance !
Et puis soudain, un concert de carillons. Je reconnais la Marseillaise que j’ai patriotiquement enseignée à mon téléphone portable. Chacun se remet fébrilement en mouvement à la recherche de son mobile. Tout semble se remettre en marche. Sur l’écran de mon ustensile de communication préféré s’affiche un message : « Veuillez m’excuser pour cette interruption momentanée due à un incident technique indépendamment de ma volonté. Signé : Dieu ».
Nous venons tous d’apprendre d’abord que le Maître existe. J’avais des doutes à ce sujet. Et ensuite que le Maître ne maîtrise pas tout. Ça me rassure.
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