On n’a plus de pétrole !
A New York, le pétrole vient de crever le plafond des 200 dollars le baril. Les déplacements en voiture deviennent rares. Seules quelques automobiles officielles à cocarde tricolore, bénéficient encore de réserves cachées. La plupart des stations-service vendent désormais du tabac, du parfum, des bijoux mais rarement du carburant. Par contre, les vendeurs de bicyclettes font des affaires splendides.
Les rues désertées par les véhicules à essence sont envahies par les vélos, les piétons et puis des objets circulants divers : planches à roulettes ou trottinettes, parfois motorisées.
De nombreuses animations sont mises sur pied pour donner aux gens le goût du vélo. Le week-end dernier, j’ai même gagné une coupe à l’issue de la course de côte organisée par la mairie de mon quartier.
La nuit tombe doucement sur la ville. Par la fenêtre de mon salon, je regarde le spectacle de la rue. Les cyclistes s’époumonent sur la chaussée. J’observe Madame Berthier qui revient des courses sur le vélo rouge de sa mère. L’engin lourd et peu maniable servait déjà dans les sombres journées de 1943 pour passer des messages au nez et à la barbe des allemands. Madame Berthier souffre en silence en hommage à sa maman, grande résistante.
Un livreur de piazza pédale ardemment sur son triporteur en sifflotant gaiement à l’adresse de quelques jeunes étudiantes qui se reviennent de leurs cours. Les images d’un vieux film de Darry Cowl me reviennent à l’esprit.
Sur le trottoir d’en face, une personne très agée se déhanche sur son déambulateur. Des enfants cartables au dos la dépassent en courant et en se bousculant. Un chien se faufile entre les passants museau à terre, queue frétillante.
Soudain, une Laguna du dernier cri tente de se frayer un chemin à faible allure sur la chaussée encombrée. C’est Monsieur Buron : indifférent, il affronte les regards à la fois envieux et méprisants de ses concitoyens piétons. Chacun sait qu’il bénéficie d’appuis haut placés à la mairie. Il dispose de bons d’alimentation spéciaux pour alimenter son véhicule. Monsieur Buron a piégé son propre garage pour éviter les vols de carburant qui deviennent désormais fréquents dans toute la ville.
La plupart des voitures sont devenus inutiles donc invendables. Même les ferrailleurs submergés de propositions n’en veulent plus. Ma 307 dernier cri est cloîtrée dans son box avec une réserve de 10 litres d’essence que je conserve pour un cas d’extrême urgence.
Le taux de chômage vient d’atteindre 30%. Plus personne ne peut se rendre très loin pour chercher un emploi et encore moins pour l’occuper tous les jours. L’Assedic se déplace dans des camions spéciaux et blindés pour verser les indemnités de chômage tout en incitant les gens à se démener pour trouver du travail près de chez eux. Les contrats de travail à la demi-journée ou parfois à l’heure se multiplient. Les commerçants de l’avenue embauchent souvent d’anciens cadres une heure ou deux pour laver leur vitrine ou servir des clients.
Il y a encore de l’électricité, mais elle est contingentée. Le matin et le soir, quelques tramways circulent, pris d’assaut par des grappes humaines dont certaines s’accrochent à l’extérieur des wagons. Je me souviens qu’il y a vingt ans, on pouvait observer ce genre de spectacle dans les rues des pays sous-développés d’Afrique Noire. Les grandes surfaces bénéficient de générateurs qui leur permettent de vendre des produits frais. Mais il y a longtemps que je n’ai plus de frigo ou plus exactement que celui-ci se comporte comme un vulgaire placard de cuisine. Il faut acheter à manger tous les jours. Les plats surgelés n’existent plus.
Sur le plan international, les chinois qui disposent des dernières réserves d’énergie sont l’objet de toutes les attentions. Ils sont reçus comme des princes dans tous les palais internationaux avec des égards fastueux. Visiblement, ils accueillent ces marques de déférence avec un léger sourire en coin. Plus personne n’ose parler de droits de l’homme ou des évènements de la Place Tienh-Amen.
Bernadette ne supporte pas cette économie de guerre. Dès notre mariage, voilà déjà trois ans, j’ai compris qu’elle était habituée à la vie facile, à la richesse immédiate, au confort évident. Comme beaucoup, elle a perdu son travail. Elle ne peut s’accoutumer à rester chez nous, à prendre des douches froides, à ouvrir la porte à l’agent de l’Assedic qui vient de lui proposer un emploi, à quart de temps, de femme de chambre dans un hôtel voisin pour hommes d’affaires.
Personnellement, en marchant une heure le matin et autant le soir, je peux encore me rendre à mon bureau d’architecte. Mais le volume d’affaires se réduit de jour en jour. Je m’attends à l’issue fatale.
La marche, les escaliers pour ne pas monter dans un ascenseur qui risque de tomber en rade à chaque instant, un peu de jogging pour évacuer le stress quotidien et je tiens une forme physique superbe. Je ne me suis jamais senti aussi bien dans mon corps dans un environnement aussi torturé par la pénurie.
Sous mes yeux, la rue s’obscurcit peu à peu. Les lampadaires ne s’allument plus depuis longtemps.
Soudain, alors que j’ai appuyé mon front sur les vitres froides de la fenêtre, je sens les bras de Bernadette m’enserrer doucement les épaules :
- Qu’est-ce que tu fais ? Tu rêves ?
Je me secoue comme un nageur sortant de l’eau. Je me retourne vers ma femme : elle est en beauté. C’est vrai que nous devons aller au théâtre ce soir. En voiture.
Il faudra que je parle de mes prémonitions hallucinatoires au toubib.
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