Le virage

Il a garé sa voiture en contrebas en disposant une lettre bien visible sur son pare-brise. Il ne voudrait pas que cet « accident » provoque trop de soucis à ceux qui le découvriront.

La route monte en serpentant à travers la forêt de sapins. Il connaît ses lacets par cœur pour les avoir vaincus tant de fois en vélo lorsqu’il était jeune homme. Les yeux fermés, il pourrait dessiner les meilleures trajectoires pour atteindre le sommet sans trop souffrir. Il se rappelle parfaitement des faux plats qui lui permettaient de reprendre son souffle après les passages les plus pentus. Il se souvient qu’au sommet, il s’arrêtait, fourbu et joyeux, pour reprendre des forces en admirant la vallée dont il venait de s’élever à la force du jarret.

C’est là, dans un paysage familier, qu’il veut en finir. Il aurait pu utiliser beaucoup d’autres moyens pour quitter la vie. Bien sûr, il y a beaucoup réfléchi, mais il a souhaité passer ses derniers moments là où il fut souvent heureux.

Il a choisi son endroit : un virage roulant, serré et ombragé. Il sera bien : en plein mois d’août, il n’aura pas froid. Les alentours sont déserts en ce début d’après-midi : personne ne le découvrira avant quelques heures. Les touristes font encore la sieste, les bergers descendront des hauteurs bien plus tard dans la saison.

Il s’est rendu chez le coiffeur, s’est vêtu dignement, il ne s’agirait tout de même pas d’être confondu avec un vagabond sans le sou dans un moment pareil.

Ses affaires sont en ordre, d’ailleurs il avait peu de choses à ranger. Il peut s’installer tranquillement sur le bitume. Il a soigneusement sélectionné la sortie d’une courbe n’offrant qu’une faible visibilité aux conducteurs : la première automobile venue ne pourra pas le manquer. Le choc sera rude et puis tout finira. Enfin !

Bien qu’il y ait peu de gravillons, le macadam lui gratte un peu le dos, mais, dans un demi-sourire amer, il pense que ce n’est pas le moment de se soucier de son confort. Il écarte les bras comme un crucifié, les paumes de ses mains rencontrent la chaleur du goudron qui le brûle agréablement.

Son regard parcourt le ciel bleu et profond de l’été. Il n’aurait pas voulu d’autres visions en cet instant. Au fond des bois, des roucoulements et des pépiements de passereaux invisibles se répondent. Quelques corbeaux s’envolent lourdement en croassant. Un instant, il s’imagine s’élever lui-même haut, très haut. La nature ne souffrira pas de son départ. D’ailleurs la nature est indifférente aux drames humains et c’est très bien ainsi.

Puis, il ferme les yeux : il se souvient des moments insouciants de son adolescence où il courait les environs avec les frères, les cousins, les amis. Les bousculades dans les prés, les pêches miraculeuses dans les ruisseaux, les jonquilles au printemps et puis les retours glorieux à la ferme de ses parents pour retrouver une joyeuse tablée autour de la soupe du soir. Il se souvient d’Amélie, la cousine qui lui fit découvrir ses premiers émois dans la mousse tendre. Ils avaient dix-sept ans ou seize peut-être ? A ce moment là, il avait rêvé d’une vie qui pétille.

La suite n’a pas pétillé. Du tout. Il s’installa en ville pour poursuivre ses études au lycée. Puis ce fut la faculté, l’armée, les retours de plus en plus espacés sur la terre de ses parents et de ses ancêtres.  

Quand il y réfléchit, il est consterné par la banalité de son vécu : la vie, si longue et si courte, la rencontre de Marie-Antoinette, les enfants, les désillusions, les problèmes de fric, les erreurs. Les premières vacances avec Marie-Antoinette lui reviennent à l’esprit. Il lui disait souvent qu’avec un prénom comme le sien, il semblait facile de perdre la tête. Il avait connu quelques jours pendant lesquels tout lui avait paru possible : le Maroc, les palmiers, les plages, les quartiers populaires, son regard noir et doux, ses longs chevaux aux reflets roux, sa peau de miel et d’or. En rentrant, la routine s’était installée plus vite que prévu : boulot, courses, ménage…

Cinq ans de mariage ont eu raison de cette idylle. L’érosion du quotidien, les habitudes de célibataire qui reprennent le dessus, les silences destructeurs et puis cet après-midi d’avril où il a surpris Marie-Antoinette dans d’autres bras. La jalousie l’a rongé peu à peu. Il a essayé de retrouver la Marie-Antoinette du début, mais elle lui semblait devenue frivole, insouciante, lointaine. La fermeture de son cabinet d’architecte est intervenue au plus mauvais moment. Il n’avait plus rien à lui offrir. Un matin, elle est partie sans un regard, sans un regret. Dans un premier temps il a fait face, puis le doute s’est installé : à quoi bon continuer ?

Un jour, il a testé une autre solution. L’homme s’est précipité à l’aéroport prêt à prendre un billet pour le premier avion en partance. Il se voyait déjà finir ses jours, seul dans une hutte au milieu d’un petit village du Cameroun, perdu dans la jungle, parmi des femmes qui battraient le mil en chantant une mélopée inconnue toute la journée tandis que les enfants joueraient en riant dans la poussière et les champs de manioc. Lorsque l’hôtesse lui répondit que tous les vols étaient annulés en raison d’une grève de longue durée, l’homme s’était écroulé d’un rire bruyant et désespéré. La jeune femme, habituée aux vociférations des voyageurs bloqués à terre par les mouvements sociaux des personnels navigants, avait alerté les services médicaux devant cette attitude étrange.

L’homme pense aujourd’hui qu’il n’a jamais connu, depuis ses premiers ébats dans ces bois qui l’entourent, un moment de vraie plénitude. Il a constamment eu l’impression d’être oppressé par l’idée de performance : il fallait être bon au boulot, bon consommateur, bon mari, bon amant. L’homme aurait voulu avoir le droit d’être mauvais quelque part, dans un espace où l’on pourrait se reposer de l’idée entêtante de se comparer ou d’être comparé à son voisin. Il avait écrit au député de sa circonscription pour proposer que le droit d’être mauvais dans un domaine soit inscrit dans la Constitution. Parfois, il comprenait et enviait tous ces chanteurs ou hommes célèbres qui avaient pu se payer le luxe d’acheter une île déserte pour y vivre leurs derniers jours dans un ultime  face à face grandiose avec la mer.

Le temps passe. D’habitude, à cette heure-ci, deux ou trois voitures grimpent au sommet du col, emportant quelques amoureux ou chasseurs de photos champêtres en quête de tranquillité. Un seul véhicule suffirait à son bonheur, si l’on ose ainsi s’exprimer. L’homme croit entendre un moteur et mais le bruit s’estompe aussitôt.

Il a connu le chômage, les files d’attente au guichet, l’humiliation, la suspicion des employés de l’ANPE, les regards de commisération des relations, les rencontres avec les anciens copains qui se raréfient. A cinquante ans, il n’en peut plus. Sa décision s’est imposée naturellement à lui. Il a l’impression d’avoir passé un cap : ce stade où on ne craint plus de disparaître.

De nouveau, le même ronronnement se fait plus insistant et plus précis. Cette fois, un véhicule s’approche. L’homme ne croit pas, il ne croît plus. Donc, il ne prie pas. Il se contente de fixer le ciel, confiant.

C’est le père Mathieu sur son vieux Massey Fergusson qui rend visite à son berger. Le vieux tressaute sur le siège de son tracteur : il a les reins solides le père Mathieu ! Le tracteur n’a plus de couleur, plus de pneus, plus rien qu’un moteur poussif, toussotant, bringuebalant. En sortant du virage, Mathieu aperçoit l’homme à terre en travers de la route. Dans sa chemise blanche, il a l’air d’attendre sereinement l’éternité. Arrêter son engin n’est pas un problème pour le paysan, la machine n’attend même qu’une pause pour souffler un peu après avoir tant souffert dans la pente. Mathieu jette son chapeau de paille et descend de son perchoir, sans souplesse, en maugréant. Il ne sait pas pourquoi, mais il maugrée, pressentant probablement de nouveaux ennuis. De toutes façons, avec les citadins, on ne peut s’attendre qu’à des soucis. Il faudrait tout de même qu’ils apprennent à vivre. Lui aussi a connu la peine et le malheur, quand sa Berthe a été emportée au ciel par une ruade de cheval. Mathieu a du continuer sa route seul, malgré tout. Certains jours, il pense encore aux bals villageois où il emportait Berthe assise à califourchon sur son vélo, puis le labeur quotidien reprend le dessus : les bêtes à nourrir, les travaux des champs, le bricolage à la ferme. Il y a toujours à faire. Mathieu croît que l’homme est damné et condamné à travailler, tout le reste n’est que faribole.

Le regard horizontal de l’homme tombe directement sur les godillots de Mathieu. Une idée farfelue lui passe par la tête : comment peut-on supporter des chaussures aussi pesantes en plein été ? Il observe avec attention, loin au bout de ses propres jambes, sa paire de tennis blanches qui commencent à s’agiter. C’est le premier indice qui le convainc qu’il n’est pas mort. Il n’avait pas prévu qu’un véhicule à moteur puisse s’arrêter aussi facilement à la sortie de cette courbe. Le tracteur du père Mathieu contrevient à toutes les lois de la dynamique, il devrait quand même en changer ! Le problème avec les paysans du coin, c’est qu’ils ne sont jamais pressés. L’homme aurait du s’en souvenir !

Les poings sur les hanches, Mathieu se manifeste :

-          Mon pauvre monsieur ! mon pauvre monsieur ! C’n’est pas encore votre heure !

L’homme se redresse et reste un instant assis sur la route, les bras entourant ses genoux. Il prend conscience de l’incongruité de la situation. Et puis, il détaille le paysan de bas en haut : son bleu de travail rapiécé dans des tons différents, sa chemise épaisse à carreaux, ouverte sur un poitrail velu où foisonne un entrelacs de poils blancs et sombres, son visage creusé par l’effort mais illuminé d’un regard d’azur malicieux et profond. Puis il découvre le tracteur du père Mathieu : évidemment avec un engin pareil, il ne risquait rien !

Derrière l’antique véhicule, une voiture rouge au profil sportif s’est arrêtée. Le conducteur, un vacancier binoclard aux jambes blanches, en est descendu. En passant la main sur son crâne chauve, il s’inquiète d’un accident éventuel. L’homme s’est levé, il dévisage le nouveau venu avec curiosité : si ce touriste avait émergé quelques minutes plus tôt de sa sieste, c’est lui qui aurait pu lui rendre le service qu’il était venu chercher. Mathieu le rassure et lui fait signe de circuler.

Le bon coté des choses, c’est que le père Mathieu a d’emblée compris la situation, l’homme n’aura pas à s’expliquer et encore moins à se justifier. Effectivement, le paysan a dit ce qu’il avait à dire, il ne parlera pas davantage, ce n’est pas dans ses habitudes. Dans son pays, on comprend le silence. Il y a même des moments où c’est plus clair que des explications. Les deux silhouettes montent sur le Massey Fergusson, qui les emporte ensemble vers les hauteurs. L’homme ne se serait jamais imaginé que son projet se termine par un retour laborieux, juché sur un tracteur maladif, dérisoire et salvateur. Mathieu l’a installé sur le coté de son engin en le priant de s’accrocher solidement à ce qu’il pouvait agripper, puis il a repris son chemin avec entêtement sur sa machine ancestrale et pétaradante. Parfois il secoue la tête de dépit et d’incompréhension, mais il ne cherchera pas la conversation. Une seule fois, après un reniflement significatif, il dira  encore :

-          C’n’est pas encore votre heure !

Au sommet, loin dans les prairies, ils rencontreront Gaspard, un jeune berger, au milieu de ses moutons et brebis. Un berger comme dans les contes d’autrefois. Une stature d’athlète, la chevelure longue et folle, le regard de braise. L’homme enviera un instant son destin pastorale. Les trois personnages se passeront de lèvres en lèvres la bouteille de rouge que Gaspard aura tirée de sa besace. Ils partageront sa tome de chèvre et son pain. L’homme découvrira avec étonnement qu’il a faim. Le père Mathieu ne dira rien de sa rencontre avec son voyageur. Il s’écartera un instant avec le berger pour parler de ses affaires. Puis après deux ou trois borborygmes et un reniflement bruyant, sensés exprimés son émotion, il prendra congé de l’homme en le laissant aux bons soins de Gaspard.

La semaine suivante, l’homme entêté revient sur les mêmes lieux. Il n’a même pas réfléchi à son geste et il n’a donc pas varié dans ses intentions. Il estime qu’il a le droit de choisir la dernière image qu’il emportera de cette planète. L’été persiste : il faut qu’il en profite ! Il ne pourra pas être sauvé deux fois de suite par le tracteur du père Mathieu, ce ne serait vraiment pas de chance ! Il s’étend de nouveau sur la route : il a l’impression que la place est chaude, comme si elle l’attendait.

La semaine ne lui a pas porté conseil et puis d’ailleurs il n’a parlé à personne de ses intentions suicidaires. Personne n’y aurait ajouté foi. Ce sont des choses que les gens ne croient jamais avant qu’elles ne se soient réalisées. Depuis le départ de Marie-Antoinette et la fin de son affaire, le vide s’est installé dans sa vie. Sans emploi, criblé de dettes, encore propriétaire de son appartement mais sans doute plus pour longtemps, il n’attend plus rien. Il ne sait rien faire d’autre que travailler. Autrefois, il avait tenté de s’intéresser à la peinture, il avait entraîné Marie-Antoinette dans des expositions ou des vernissages. L’ennui évident manifesté par sa femme l’avait vite dissuadé de continuer.  Le père Mathieu se trompe : c’est son heure. Il en est sûr et il ne la laissera pas passer.

L’attente s’allonge. L’homme se sent bien : une légère bise bruisse paisiblement dans les feuillages. Les coucous s’expriment, les merles sifflent joyeusement, les pies moqueuses se moquent. Les corbeaux ne font même plus part de leur mauvaise humeur habituelle. L’absence de circulation finit par l’intriguer : c’est impossible qu’aucun véhicule ne débouche de ce virage dans les minutes qui viennent !

Et puis soudain, sans ouvrir les yeux, l’homme perçoit comme une silhouette qui s’interpose entre lui et le ciel. Malgré le contre-jour, il reconnaît la silhouette puissante de Gaspard qui s’est approché sans un bruit. A pied, le berger rejoint son troupeau laissé à la garde de son fidèle Pataud. Il apprend à l’homme que les paysans du coin sont en colère à cause du lait dont le prix s’effondre. Ici, les exploitations sont petites, peu rentables, la montagne rend tout travail plus difficile, la mécanisation plus compliquée, le transport plus coûteux. Les coopératives laitières ont du mal à résister aux grandes enseignes de distribution dans les négociations commerciales. Les hommes révoltés, soutenus par les élus en écharpe tricolore, se sont regroupés au pied de la montée et ils ont bloqué la route du col avec leurs chariots et leurs matériels. Les CRS ont reçu l’ordre de ne pas intervenir. Le Préfet a assez d’ennuis comme ça avec ses fonctionnaires, il n’a pas envie d’envenimer le conflit. Plus personne ne grimpera pour aujourd’hui. Gaspard offre l’hospitalité de sa cabane pour dormir. L’homme suit une nouvelle fois le berger. Dans son sillage, la tête basse, il gagne les alpages en traversant les prés. Il ne partira pas encore aujourd’hui, mais il passera la nuit un peu plus près des étoiles.

Dans son antre, Gaspard partage son repas avec son compagnon. Gaspard ne cherchera pas à le dissuader de son geste. Gaspard ne juge pas l’homme, il le regarde sans commisération. L’homme est impressionné par la tranquillité du berger. Il a le sentiment que son hôte se fiche complètement de ses tendances suicidaires. Finalement, il pense que le pâtre manifeste un grand respect de la liberté individuelle d’autrui y compris dans son intention de mettre un terme à son existence.

L’homme dit à Gaspard que celui qui n’a rien ne pourra jamais connaître la sensation de vide dont il souffre. Gaspard confirme : il n’a rien et n’aura jamais rien que son troupeau et son chien. C’est un peu agaçant cette quiétude des gens qui ne possèdent rien et qui donnent l’impression de ne manquer de rien. La bonne marche de la société d’aujourd’hui est fondée sur l’exacerbation permanente de la frustration du consommateur, mais certains ne jouent pas le jeu et n’ont pas l’air de plus mal s’en porter. L’homme ne sait pas si c’est la solution et il sait qu’il ne le saura jamais. Puis, il s’endort, harassé de fatigue.

Huit jours plus tard, septembre est entré en scène. Les médias parlent de rentrée des classes, de la rentrée sociale qui sera chaude comme chaque année, du championnat de foot qui a repris, mais l’homme parle toujours de lui-même à lui-même. Il a le sentiment qu’il ne peut plus s’entretenir d’autre chose que de lui-même. Il monte à pied la route, sa route. Il fait peut-être un peu plus frais que la semaine précédente, mais le fond de l’air est encore agréable. Il sent confusément que la nature montre des reflets roux et mordorés, comme si l’automne s’annonçait doucement sans être encore présent. Il s’est renseigné : les manifestions paysannes se sont achevées. La police a forcé les barrages sans ménagement. Le lait et le fromage de brebis ne se vendront sans doute pas plus cher que d’habitude, mais l’ordre injuste est revenu. L’homme a une pensée amicale pour Mathieu et Gaspard, mais ils ne le sauveront plus. Rien ne l’arrêtera désormais.

Depuis qu’il est parti du village pour sa dernière promenade, quelques voitures l’ont dépassé. Peu sans doute, mais ça suffira. Il atteint enfin le virage, son virage. Il vérifie encore une fois qu’un automobiliste même prudent ne pourra pas éviter la cible qu’il lui offrira.

En sortant de la courbe funeste, il a un instant de stupéfaction : une tâche blanche et noire s’étend sur la route. Sa place est prise. C’est invraisemblable ! Qu’en ville on lui vole sa place de parking, l’incident est fréquent. Mais qu’ici, loin de tout, on s’empare de l’endroit qu’il a choisi pour disparaître, c’est un peu fort. Il n’aurait jamais cru qu’il faille prendre son tour pour terminer sa vie.

Il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour qu’il soit outré ! C’est un monde tout de même ! L’homme se donne un mal fou pour vivre son mal-être jusqu’au bout : il a eu l’idée particulièrement romantique d’en finir là où il a aimé pour la première fois et il faut que quelqu’un ait eu la même pensée que lui, au même moment et sur les mêmes lieux !

La femme brune qui s’est allongée sur le bitume parait dormir. Ses longs cheveux forment comme une fleur épanouie autour de son visage. Son corsage blanc se soulève au rythme de sa respiration paisible. Il lui semble qu’un sourire se dessine sur les lèvres de l’intruse !

L’homme hésite, puis s’étend à ses cotés. L’accident peut emporter deux vies au lieu d’une, techniquement ça ne devrait pas poser de problème. Et puis l’idée de se suicider en couple n’est pas sotte. Il aimerait quand même connaître les raisons qui ont poussé la jeune femme à commettre le même acte que lui, et puis il se dit que le dialogue risque d’annihiler leur geste. Dès qu’on parle de la vie, on a envie d’y rester.

L’homme et la femme ne parlent donc pas, ils regardent le ciel dans la même pose. Et puis, saisi par la curiosité, il tourne le visage vers elle.

Il reste médusé. Ce front bombé, ses yeux clairs, ce nez joliment retroussé et cette bouche vermeil constamment entrouverte, il les identifie maintenant : c’est Amélie ! Tout lui revient : cet après-midi de printemps où ils étaient partis tous deux en promenade. Les vélos avaient été déposés rapidement dans un bosquet tandis qu’ils s’étaient découvert l’un l’autre : on aurait dit une chanson de Montand. Désormais, il lui semble impossible de partir sans savoir ce qui se passe pour Amélie. Avec elle, il a découvert la vie. Avec elle, il doit parler de ce qu’il y au bout de la route.

L’homme se lève brusquement entraînant la femme sur le talus couvert de fougères :

-          Amélie !

Les deux silhouettes sont désormais assises sur le bas coté de la route, éberluées de se reconnaître. Soudain, un quatre-quatre arrogant, indifférent et polluant passe dans un vrombissement assourdissant devant leurs visages. L’homme consterné a l’impression de se réveiller. Il regarde l’engin s’éloigner : son projet lui apparaît soudain dans tout ce qu’il avait de ridicule et de pathétique.

Amélie est silencieuse, le menton posé sur les genoux repliés qu’elle enserre dans ses bras. Le regard de l’homme revient sur la jeune femme : elle n’a pas vraiment changé, il va certainement le lui dire. Tout lui parait de nouveau possible. Il sait qu’il ne retournera plus sur la route.

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