Des vacances de rêve
Bertrand a fêté ses trois ans aujourd’hui. La journée a été éreintante, mais il s’est endormi malgré son excitation. Enfin, je vais plonger sous mes draps. Cette fois-ci, je suis bien décidée à passer le Mur du Sommeil.
Je l’escalade comme je peux, en suant et soufflant. Une première surprise m’attend de l’autre coté : Charlemagne !
- Euh ! non, moi c’est le Père Noël !
Je m’excuse. Avec tous ces messieurs en barbe blanche, je m’y perds un peu. Il dit qu’il doit me faire visiter le Monde de Derrière le Mur et puis que j’ai de la chance parce que ce soir il était libre. J’aurais très bien pu être prise en charge par Lucifer ou je-ne-sais-quelle-entité-visqueuse-surnaturelle. Lui connaît beaucoup mieux les coins, les recoins et les endroits à la mode du Monde du Néant.
- Vous avez votre ticket d’entrée ? ajoute-t-ilvert et rouge. En dépit de son grand âge, il réussit à paraître encore affreux. Il bave, une énorme fumée s’échappe de sa gueule à chaque expiration. Mon hôte me fait signe de ne pas faire de bruit. Enfin, c’est une façon de parler : dans ce monde, le bruit n’existe pas.
- Mario ne fait plus peur à personne, mais nous prenons l’air terrorisé quand il se lève pour qu’il ne nous fasse pas une dépression. Il dort le plus souvent et parfois il essaie de passer le Mur du Sommeil dans l’autre sens. Il faut se mettre à plusieurs pour le retenir, je ne vois pas bien ce qu’il irait faire chez vous !
Je sens quelque chose qui m’effleure furtivement. Un point disparaît dans l’espace poursuivi d’une trace blanche :
- C’est Nicomède, le ptérosaure. Il a parié qu’il dépasserait Mach 2 en ligne droite. Il s’entraîne dur.
Nous avançons. Non, mon chaperon me dit que je n’ai encore rien compris. Nous ne pouvons pas avancer puisque l’avant et l’arrière n’existent pas. Peut-être que nous reculons, il n’en sait rien. Il faudrait que j’arrête de poser des questions ridicules. C’est comme le temps. Puisque le temps n’a plus sa place dans ce Monde, nous sommes peut-être hier ou après-demain ou dans six mois. Peut-être qu’il y a cinq minutes, nous étions dans dix ans. Le Père Noël insiste : il faudrait que je me rentre dans l’esprit l’absence de dimensions. Je lui dis que je fais ce que je peux, mais que c’est un peu compliqué pour un esprit rationnel.
- Ça, je l’aurais parié, vous avez encore lu Descartes ! ronchonne-t-il
Je rétorque que j’étais absente le jour où on l’a étudié au lycée. J’ai même encore le mot de ma maman. S’il veut le voir….
Il y a du monde qui se promène, ce soir. Enfin… je pense « ce soir » par un vieux réflexe, mais c’est peut-être hier matin, après demain après midi, c’est un peu comme vous le sentez. Beaucoup de nos concitoyens ont décidé de passer le Mur.
Soudain, j’aperçois Dumartin, mon chef de bureau. Il me demande ce que je fais ici. C’est une peau de vache, il me fera encore des remarques acerbes au prochain entretien d’évaluation sur ma prétendue tendance à me disperser. Mais je ne me démonte pas, je lui réponds que je fais la même chose que lui. Il n’a pas de chance : il est cornaqué par la fée Carabosse qui a l’air de fort méchante humeur. Elle le tire par le bras :
- Alors, ça vient ? Je n’ai pas que vous à attendre…
Dumartin se retourne une dernière fois vers moi. Même dans l’au-delà, il ne peut s’empêcher d’être imbuvable :
- J’espère que vous n’avez oublié la réunion avec les japonais et que votre présentation sera impeccable
Plus loin, je croise un vieux souvenir d’enfance : Madame Petit-Grenier, lauréate du troisième prix du Concours de Piano au Conservatoire de Moulins, dans l’Allier. Elle tenta de m’inculquer des rudiments musicaux entre mon cinquième et mon septième anniversaire, sous l’impulsion généreuse de ma mère. D’un seul coup, je me souviens du martyre que j’ai enduré tous les mercredis après-midi pendant ses leçons de solfège. Présentement, elle me regarde de son fameux air pincé que j’avais fini par oublier. Tout est pincé chez Madame Petit-Grenier : la silhouette, le regard hautain, les lèvres en cul de poule. Elle m’appelle encore « ma petite » :
- Vous n’avez aucune oreille, ma petite !
Heureusement, le Père Noël me sauve d’un dialogue qui aurait pu tourner au vinaigre.
- Vous voici à votre hôtel…. Ma petite !
- Comment ça à mon hôtel ?
- Vous croyez tout de même pas que je vais vous suivre pendant trois jours ?
L’accueil est tenu par Georges Clooney. Certes, j’ai vu son dernier film hier, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il investisse mon sommeil. Il m’accompagne gracieusement à ma chambre. Etre accompagnée par Georges Clooney, déguisé en groom, jusque dans sa chambre, les copines vont être vertes de jalousie. Mais il ne prête pas attention à mon émoi. L’acteur se retire galamment de la chambre et rejoint son poste de travail dans son établissement.
Je ne me couche pas, d’ailleurs il n’y a pas de lit. Puisqu’il n’y a plus de repères, il n’y a plus de raison de connaître la position verticale ou horizontale. Je m’accoude au balcon, je ne sais pas comment l’hôtel est construit, je ne vois rien, mais j’ai une curieuse sensation de balcon. Mario, le dinosaure vert et rouge, s’est réveillé. Il s’approche l’air aimable et primesautier :
- Vous êtes bien installée, Mademoiselle ? N’hésitez pas à appeler le garçon d’étage en cas de besoin.
Je me sens un peu lasse. Je ne peux me coucher, mais je m’endors néanmoins. Me revoici au pied du Mur du Sommeil que je franchis d’un seul coup d’aile. Le Père Noël m’attend de l’autre coté, d’un air chagrin :
. - Encore vous ? Comment vous faites ? Je ne vous ai pas vu sortir ? Je suppose que vous n’avez toujours pas de billet d’entrée ? Ce serait dommage ! Des resquilleurs j’en ai déjà vu, mais alors vous…
De mauvais gré, je refais en le suivant le trajet précédent. Je croise Mario, Dumartin qui me rappelle la conférence avec les japonais, Madame Petit-Grenier et ses manières coincées.
- Vous connaissez tout le monde, me lance mon guide d’un ton mondain…
J’arrive à l’hôtel de Georges Clooney. Ma réapparition ne l’émeut guère. L’artiste émet cependant un léger haussement de sourcils interrogatif en me voyant. Mais il se contrôle : il a l’habitude des fantaisies des vedettes et puis les clients ont toujours raison. Il me conduit à la chambre où je dors déjà. Clooney m’a quand même fait installer sur un lit de plumes :
- Vous allez être en charmante compagnie, Madame, me susurre l’acteur en me laissant en tête à tête avec Moi.
Je me regarde dormir. Ça m’est déjà arrivé dans mes rêves de m’observer dormir. Il y a même eu des nuits où je rêvais que je rêvais. Mario pointe son museau par la fenêtre :
- Tiens, vous êtes deux maintenant ?
J’ai compris la leçon, il ne faut surtout pas que je m’endorme à mon tour sinon nous allons être trois. Et je vais avoir des histoires avec le Père Noël.
Je décide d’aller visiter le Grand Canyon avec Moi-même. Le Père Noël nous emmène sur son traîneau des jours de fêtes, l’autre est, parait-il, à la révision. Les rennes obéissent aux coups de son fouet qu’il fait claquer avec plaisir dans l’espace. Enfin, c’est une façon de parler. Je ne suis pas sûre qu’on puisse appeler « espace » la chose dans laquelle nous nous mouvons. Soudain, il pleut. Mais il pleut à l’envers du bas vers le haut. Le Père Noël se retourne, exaspéré, tout en conduisant son attelage d’une main assurée :
- J’ai déjà expliqué à l’autre Vous-même qu’il n’y a ni haut ni bas. Donc, il peut pleuvoir comme il veut… Vous suivez ?
Péniblement.
Je me regarde dans le fond du traîneau. J’ai une tête toute chiffonnée. Ce n’est pas possible que j’aie ce visage quand je dors ! Le Père Noël a allumé la télé dans son véhicule pour faire patienter les passagers comme dans un avion. On passe un dessin animé des Pokémons : c’est celui que j’ai vu hier avec mon fils
Arrivée au Grand Canyon, je ne vois rien. Mon autre Moi-même juge bon de s’exclamer avec complaisance et un brin d’hypocrisie :
- Quel point de vue superbe !
Je ne partage pas cet avis et fais remarquer à l’organisateur que, personnellement, je n’observe que le néant autour de moi.
- Ça ne m’étonne pas, il faut toujours qu’il y ait une râleuse dans un groupe !
Nous repartons au triple galop pour faire une prière au Temple du Grand Manitou. Nous y sommes accueillis par Maurice, mon charcutier habituel. Il n’a rien perdu de sa face rougeaude et des moustaches à la gauloise :
- Une petite andouillette, comme d’habitude, mes petites dames ?
Notre double présence ne le trouble pas. D’un geste familier, Maurice s’essuie les mains sur son tablier blanc mais maculé, puis s’estompe. Le Père Noël se gratte la barbe : il est bien embêté. Il s’explique comme en s’excusant :
- Comme vous le voyez, beaucoup de commerçants ont installé leurs étals dans le Temple. Il nous faudrait quelqu’un qui chasse les marchands du Temple. Vous ne connaissez personne ?
Moi-même se réveille et, confortablement installée dans le fond du traîneau, ne peut s’empêcher d’avoir une remarque idiote :
- Quel endroit pittoresque !
- Maman !!!!!!!
Ayant réintégré moi-même, je disparais d’un seul coup. Bertrand vient de se réveiller et de m’obliger à me lever en pleine nuit. Mon enfant a soif. Je me précipite pour l’abreuver en marchant sur la queue de chat dans le couloir qui pousse un miaulement déchirant et se réfugie vivement sous un meuble. Je dois encore plonger à quatre pattes sous le lit de mon gamin pour l’assurer que le loup ne s’y est pas subrepticement tapi pendant la nuit. Puis je rejoins mes couvertures.
Au moment où je franchis une nouvelle fois le Mur du Sommeil, je croise sur le sommet de l’enceinte Madame Petit-Grenier qui le gravit en ahanant, en sens inverse. Je lui tend la main pour l’aider dans son ascension, puis la pousse d’un coude de coup discret pour la faire tomber de l’autre coté. Madame Petit-Grenier va avoir un réveil un petit peu rude.
Je suis seule, bien décidée à ne pas me rendormir dans mon rêve. Je ne me supporte pas en voyage. Mais le Père Noël n’est pas au rendez-vous. J’attends. Dans un long crissement de patins, son traîneau arrive enfin. Ses rennes jaillissent de nulle part, leurs langues pendantes, leurs naseaux en feu. L’homme à la barbiche blanche saute à terre d’un geste de jeune homme.
- J’ai failli attendre, fais-je remarquer avec acidité.
Il maugrée, ronchonne, parle tout seul. En tendant l’oreille, je comprends que nos relations s’approfondissent :
- C’est tout moi ça, il faut toujours que je tombe sur des casse-pieds, tonne-t-il en m’aidant à reprendre place.
Nous repartons dîner au sommet du Mont des Ténèbres, il parait que c’est un lieu magique où l’on rencontre fréquemment les Sept Petits Nains, la Cigale et la Fourmi de la Fable, David Beckham et sa femme, le Roi Lion, souvent à la même table que Napoléon Premier. Je n’ai pas de chance, je tombe sur mon ex-mari qui tient son poste de télé préféré sous le bras. Celui sur lequel, il a vécu
la Coupe du Monde de 82, celle de 86, de 2006, sans oublier l’Euro de 2000, pendant que j’étais sensée tricoter gentiment dans un coin en attendant la victoire finale. J’émets une protestation auprès de l’organisateur : je suis en plein rêve, mais je n’avais pas commander de cauchemar !
On me trouve une place à la table des Beckham. L’ambiance n’est guère meilleure, les deux époux ne s’adressent plus la parole depuis huit jours. Ça me rappelle la fin de mon deuxième mariage. Le Père Noël éprouve le besoin de remarquer que c’est toujours très compliqué une femme. D’ailleurs, il en fait l’expérience tous les jours avec la mère Noël… Je le coupe, je ne suis pas là pour analyser ses problèmes matrimoniaux. Il faut que je revoie Georges Clooney.
- Georges qui ?
- Ah ! Oui ! Le valet de chambre….
Le Père Noël admets qu’il va rarement au cinéma. Peut-être pour les vacances de Noël avec la mère Noël. Mais Madame Noël n’aime que les films de Jean Gabin. Alors, vous pensez bien, mes trucs modernes !
A notre retour, l’hôtel n’existe plus. La montée des eaux, à la suite d’une fonte brutale des glaciers a tout emporté. Je ne devrais écouter autant de discours catastrophiques sur l’écologie. Nous trouvons Mario, plus loin qui canote gaiement sur des flots imaginaires. Dumartin arrive dans son cabriolet sport, le bras sur la portière pour faire le malin comme d’habitude. Je lui demande s’il a croisé Georges Clooney.
- Non, mais j’ai vu Tom Cruise en conversation avec D’Artagnan. Ça ne peut pas faire l’affaire ?
- D’Artagnan, à la rigueur….
Mais le Père Noël s’impatiente :
- Vous avez vu l’heure ?
Non, je n’ai pas vu l’heure puisque je dors. Le vieil homme me répond que je progresse. Il m’a posé la question à brûle-pourpoint pour voir si j’avais bien compris ses leçons. Il me dit qu’il faut faire attention à moi : on a détecté un individu suspect qui se promène avec un téléviseur sous le bras et me cherche partout pour savoir s’il peut encore dormir avec moi.
Maintenant, je suis toujours dans l’ombre, mais il fait soleil quand même. Je ne sais pas comment il se débrouille le Soleil, mais il fait son office dans le noir. Une ombre se projette dans l’ombre :
- Je vous passe un peu de crème solaire Mademoiselle…
Je reconnais Marc. Il m’avait dragué sur la plage de Juan-les-Pins l’été dernier. Il était beau, musclé, décontracté. Je crois que je m’étais laissée un petit peu faire. Nous allons nous éclabousser joyeusement dans l’eau tiède dans de grands rires d’adolescents.
Le Père Noël, les mains sur les hanches et les orteils à l’air, m’interpelle rudement depuis la plage :
- Alors, il vous les faut tous ! Dès que j’ai le dos tourné, c’est l’orgie !
Je n’ai pas le temps de protester de mon innocence dont je doute un peu d’ailleurs. Quelque chose, comme une immense araignée me grimpe sur le corps. Je pousse un cri.
- Maman, maman, réveille-toi, c’est l’heure de l’école !
Je me dégage de l’étreinte de Bertrand comme je peux. J’ai du repasser le Mur sans même m’en apercevoir. C’est de ma faute, j’ai oublié de mettre mon réveil matin.
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