Portraits de femmes

Le problème quand on mène une vie d’artiste, c’est qu’il arrive toujours un moment où il faut manger, se vêtir, se loger. De plus, lorsqu’on est plutôt spécialisé dans les fresques de deux cent mètres carrés, on ne trouve pas d’acheteurs tous les jours sur le pas de sa porte. Le Peintre a donc du accepté cette commande d’un grand seigneur de la ville sans enthousiasme mais avec reconnaissance. Le commanditaire est pressé, il va falloir faire vite. L’avance qu’il a versée sous forme d’une bourse rebondie, pleine de louis d’or, s’est avérée généreuse : le Peintre ne peut pas se permettre de déplaire. D’autant plus que l’influence du Prince s’étend bien au-delà des murs de la cité. Si le travail demandé est apprécié, d’autres commandes pourraient suivre. Mais le Peintre sait aussi que s’il échoue à satisfaire le désir de son client, son œuvre tombera rapidement en disgrâce. La concurrence est rude : il faut absolument que son ouvrage se distingue des productions habituelles des autres badigeonneurs de la région.

Dans l’urgence, le Peintre a préparé son atelier, ses pinceaux, ses mélanges et remis des rendez-vous à plus tard. Lui, le spécialiste des grandes surfaces, il a choisi de peindre un tableau de taille réduite, ça ira plus vite. Et puis, pour figurer dans un salon de la haute société, il n’est pas besoin d’une toile immense. Si le Prince n’y trouve pas son compte, le Peintre pourra toujours proposer de réaliser une deuxième œuvre identique qu’il disposerait dans deux pièces différentes. Ce serait original, le visiteur serait troublé. Il faudra qu’il creuse cette éventualité. La démarche pourrait être un argument de vente : deux tableaux pour le prix d’un. Le Peintre est rassuré par sa trouvaille.

La journée commence mal, le modèle qu’on lui avait promis est en retard. Le Peintre va commencer par peindre l’arrière-plan du tableau. Un paysage rural fondu dans un vague brouillard matinal, dans des tons mal définis : voilà qui suffira, il n’a pas vraiment le temps de déborder d’imagination. Et puis un décor aussi terne mettra le portrait en valeur. Le sujet véritable, c’est la jeune femme qui va poser pour lui.

Le Peintre pense au plafond de la chapelle dont il a commencé la décoration. Il va sûrement prendre du retard. Mais l’Eglise paie mal et sans se presser alors qu’il a des fins de mois malaisées en ce moment.

Enfin, la cloche de la porte d’entrée retentit. La jeune fille est là. Le peintre a un instant d’hésitation : la demoiselle n’a pas le profil distingué des modèles qu’on lui envoie d’ordinaire. Il va être difficile de trouver de la grâce à son allure masculine, sa silhouette ronde, et ses cheveux courts. Le Peintre avait dans l’idée de peindre un nu, mais il vient de se raviser. En plus, la femme parle un dialecte inconnu avec un fort accent slave. Elle s’exprime par gestes avec exubérance, mais le Peintre ne comprend rien à ce qu’elle lui demande. Il est déjà concentré sur son travail : il devra sans doute enjoliver la réalité, mais il a confiance dans sa créativité.

Le Peintre n’a pas de temps à perdre. Il installe rapidement la femme sur un tabouret dans la lumière qu’il a choisie. Il décide de la peindre en buste pour ne pas avoir à rendre compte de ses courbes plantureuses. Il va également lui inventer des cheveux longs, sinon on risque de s’interroger sur le sexe véritable de son sujet. En d’autres temps, l’idée de susciter une interrogation saugrenue dans l’esprit de ses clients lui aurait plu. Mais il sait que le Prince veut du classique, rien que du classique !

Le Peintre recule pour juger de l’effet d’ensemble. Visiblement, la jeune fille n’a pas l’habitude de poser, elle ne sait que faire de ses bras. Une idée lui traverse l’esprit. Il change le siège de son sujet pour une chaise sur laquelle il la force à s’asseoir à califourchon de façon à disposer ses deux avant bras sur le haut du dossier. Cette fois l’attitude peut faire l’objet d’un travail pictural.

Le jeune modèle se calme et devient moins volubile, le Peintre peut se mettre à sa tâche. Il faudra tout de même qu’on évite de lui envoyer des femmes d’origine étrangère, ça complique terriblement le travail. Le modèle se redresse, semblant même prendre goût au jeu. Elle essaie de sourire. Mais le Peintre s’aperçoit que la jeune fille a quelques dents cariées, il lui intime l’ordre de fermer la bouche et de se contenter d’un léger mouvement des lèvres si elle entend faire part de sa bonne humeur. Elle s’exécute. Maintenant, le Peintre est saisi d’une impression curieuse : le modèle a une lueur ironique dans les yeux comme si elle se moquait de son portraitiste.

Il faut faire vite, le commanditaire risque de s’arrêter devant l’atelier pour prendre des nouvelles de son oeuvre. Le Peintre s’escrime, se décarcasse, se démène, s’acharne. Ses mains aux doigts fins et déliés créent, volent, dansent sur le cadre en bois de peuplier. Ses pinceaux, gorgés de couleurs, s’amoncellent sur son établi. Peu à peu, devant lui, un visage émerge, informe d’abord, puis fin et délicat au fil des heures de labeur.

La jeune fille commence à s’impatienter, il comprend qu’elle voudrait bien admirer l’avancement du tableau. Le Peintre autorise une pause : le modèle découvre son portrait en battant des mains comme une enfant ouvrant ses cadeaux, le jour de Noël. Jamais personne ne l’avait mise aussi bien en valeur. Elle ne pensait pas qu’on puisse lui trouver autant de beauté.

Elle se jette au cou de l’Artiste pour le remercier et se tâche de couleurs. Vite, il va lui falloir un autre habit. Le Peintre l’entoure de l’un de se vieux tabliers de travail. Il va devoir encore interpréter largement sa nouvelle tenue vestimentaire. Vraiment, il faudra qu’il sermonne Luigi : où a-t-il pu trouver un modèle aussi peu expérimenté ?

La séance reprend. En fin d’après-midi, le tableau est quasiment terminé. Le portrait ressemble peu à l’original, mais ce n’est pas très important, l’Artiste est plutôt gêné par cet air moqueur qui se dégage du regard de la jeune femme. D’habitude ses modèles ont une pose alanguie ou mystique. A cette époque où la religion domine les mœurs, ce petit sourire narquois va peut-être choquer les puristes. On se demande à quoi elle peut penser. Si on lui fait des remarques, le Peintre dira que ce type d’attitude est désormais répandu en peinture moderne. Les clients adorent être à l’avant-garde en matière artistique, même ceux qui ont des goûts plutôt traditionnels comme le Prince.

Le Peintre n’a plus vraiment le temps de rectifier. La cloche retentit de nouveau. C’est le Prince. L’homme entre bruyamment dans l’atelier, suivi de ses hommes de mains. Il est vêtu richement, de pourpre et d’or de la tête au pied. Les tailleurs de la ville se battent pour le compter dans leur clientèle. Il parle haut et fort, il a le geste ample et décidé. Son attitude est altière, arrogante.

-          Alors, mon bon, peut-on admirer votre chef-d’œuvre ?

Le Peintre, peu rassuré, mène son commanditaire devant la toile encore humide. Il craignait le pire, il a raison. Le prince se récrie :

-          Quoi ? Croyez-vous que je vais offrir cette vision à mes invités ? Voilà une hérésie monstrueuse ! Une insulte à notre sainte mère l’Eglise !

Il se tourne vers sa suite :

-          Messieurs ! Voilà ce que Monsieur le Barbouilleur produit lorsqu’on lui demande de peindre la beauté de
la Femme.

Ses courtisans s’esclaffent servilement en feignant de se tordre de rire. L’un des gentilshommes risque un commentaire :

-          Quelle impudence !

Un autre s’exclame :

-          Au bûcher, l’effronté ! Hérésie ! Hérésie !

Le Peintre blêmit. S’il passe devant un Tribunal ecclésiastique, c’en est fini de sa carrière d’artiste. Le Prince s’en retourne furieux. Il s’adressera ailleurs et enverra ses hommes de loi récupérer l’avance qu’il avait consentie au Peintre.

Après son départ, le Peintre s’effondre sur un tabouret. La jeune fille qui a suivi toute la scène s’approche et tente de le réconforter maladroitement. En regardant son portrait, elle dresse le pouce en l’air et s’efforce d’exprimer son contentement :

-          Beau, joli, joli….

L’artiste sourit faiblement. Son œuvre est peut-être belle, mais il ne la nourrira pas aujourd’hui. Personne ne voudra d’un tel portrait qui défie les canons de son époque.

La porte d’entrée se fait de nouveau entendre.

Une femme au regard de jais et aux longs cheveux soyeux se présente. Son attitude est souple et déliée. C’est le modèle que Luigi lui envoie, elle prie le Peintre d’excuser son retard, mais elle a du prendre soin de son vieux père malade avant de venir. L’élégance de la silhouette de la jeune femme subjugue le regard du Peintre. Puis, soudainement, il réalise sa méprise et se tourne, incrédule, vers le sujet dont il vient de réaliser le portrait :

-          Mais alors ??…

Le modèle comprend rapidement la situation. La jeune fille d’origine étrangère est connue dans le quartier. C’est une lingère nouvellement installée qui vient prendre les effets de ses clients à domicile. On la surnomme comment déjà ?

- Ah ! Oui ! La Joconde, signore Leonardo, dit soudain Mona Lisa.

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