La fin des Photographes
Dans une contrée reculée, à une époque lointaine, vivait un peuple méconnu mais pourtant particulièrement curieux. Bien avant M.Niepce, les Zerglous avaient inventé la photographie.
Les photographes étaient les Grands Prêtres de cette société. Ils constituaient la classe sociale la plus élevée. Eux seuls avaient le droit de porter la toge pourpre bordée de fils d’or. Ils étaient adulés et respectés des classes populaires. Leur dignité se transmettait de père en fils.
En effet, le pouvoir que les photographes avaient de maîtriser le temps en le figeant grâce à leurs drôles de machines leur conférait une supériorité manifeste par rapport au simple citoyen qui, lui, subissait les outrages des ans sans moyen de défense. Il était d’ailleurs interdit à un individu du peuple de détenir un appareil photographique sous peine de sanctions les plus sévères.
Les hommes et les femmes de ce peuple recouraient fréquemment aux services des Photographes moyennant une bourse bien pleine pour graver les instants heureux de leur vie : une naissance, une union, un belle prise à la chasse. Parfois même, on voyait un riche bourgeois à qui l’on avait conté une plaisante histoire se précipiter chez son photographe pour qu’il immortalise le moment où l’homme riait de tout son soûl.
A l’automne, on rencontrait souvent les Photographes opérer en pleine campagne pour prendre un cliché des paysages flamboyants qui viendraient orner les murs de la haute noblesse du pays. Les photographies circulaient de mains en mains et étaient le support à de nombreuses histoires racontées par les anciens pendant les veillées au coin de l’âtre. Ils pouvaient ainsi illustrer leurs souvenirs auprès des jeunes enfants qui dévoraient des yeux les prises de vue que leur ancêtre sortait de leur boîte avec toutes sortes de précautions gourmandes.
La société s’était donc organisée autour de la photographie. Seul le roi Zerglou 1er avait quelques raisons d’être en courroux contre ses Photographes. Il était, en effet, entouré de toges pourpres qui portaient leurs appareils en bandoulière toute la journée. Mais Zerglou 1er estimait qu’aucun d’entre eux, pourtant très occupés à le flatter, n’avaient su rendre compte de ses traits particulièrement fiers et altiers.
Chaque fois que Zerglou 1er se penchait sur l’une de ses photographies officielles, il avait le sentiment que son visage était mou, fade, inexpressif. Il trouvait que cette invention ne reflétait absolument pas sa vivacité d’esprit et la vigueur de son tempérament. Il se demandait même s’il n’était pas victime d’un complot qui aurait eu pour objet de déconsidérer sa personne royale auprès de son peuple et peut-être à ses propres yeux. Il interdit donc par décret toute publication de son propre portrait.
Mais en même temps, il savait bien qu’un dictateur ne pouvait survivre qu’en imposant sa physionomie dans tous les lieux publics et privés de façon que les citoyens soient convaincus quotidiennement de son impériale supériorité, voire de la nature quasi-divine de sa haute personne. Il fallait donc trouver une solution que les Grands Prêtres étaient incapables de lui fournir.
A cette époque, un jeune garçon nommé Zerbi enrageait dans la masure de ses parents. Ceux-ci vivaient chichement des maigres récoltes que leur procuraient leurs quelques arpents de terres. Zerbi avait le sang chaud et se révoltait fréquemment de l’opulence dans laquelle vivaient les Grands Prêtres grâce à leurs engins. D’autant plus qu’après avoir regardé quelques clichés, il avait pris conscience que beaucoup d’entre eux s’avéraient inesthétiques, sans grâce, mal cadrés, mal composés, parfois flous. Zerbi qui avait le coup d’œil affûté et le goût sûr, pensait que s’il était doté d’un matériel de qualité, il pourrait faire beaucoup mieux. Ses parents qui devinaient ses envies, devaient lui rappeler sans cesse que la détention d’un appareil photo était gravement punie par la loi.
Mais Zerbi connaissait le druide Zerdon. Ce vieillard vivait au fond des bois dans une antre sombre et mystérieuse auprès de laquelle même la garde royale n’osait s’aventurer tant les hommes avaient peur des maléfices de Zerdon. Zerbi, lui, avait rapidement compris que Zerdon était un homme pieux et bon qui tirait parti de l’aspect un peu rébarbatif de son physique pour vivre tranquillement à l’écart d’une société qu’il considérait comme profondément injuste.
Zerbi se rendait donc fréquemment sans aucune crainte dans la caverne de Zerdon où celui-ci put le mettre au courant des secrets qu’il tenait de ses aïeux.
Le jour de la majorité du jeune homme, Zerdon résolut de lui livrer son ultime savoir. Eclairé par quelques bougies, Zerdon commença par piler soigneusement dans plusieurs creusets des pigments colorés qu’il avait cueillis dans la nature. Il y ajouta quelques gouttes d’un produit de sa composition puis malaxa longuement les mixtures obtenues. Enfin, le vieillard s’installa devant une toile de jute qu’il avait tendue sur un cadre fait de branchages et commença à peindre.
Le jeune Zerbi n’avait rien perdu de chacun des gestes de l’ancêtre. Il regardait avec éblouissement le tableau qui naissait sous les doigts agiles du peintre. Il voyait surgir dans la pénombre un paysage forestier mille fois plus étincelant que les clichés laborieux des Grands Prêtres de la religion officielle.
Zerbi venait de trouver le moyen d’assouvir sa passion naissante sans contrevenir à la loi. Pendant les mois suivants, il fréquenta assidûment la grotte de Zerdon qui lui enseigna tout ce qu’il savait : les couleurs, leurs harmonies, les mélanges, la texture des toiles, la composition des tableaux.
Zerbi finit par exceller dans tous les registres de l’art pictural. Mais il ne put longtemps cacher son talent à son entourage. Il réalisa de nombreux portraits de ses parents ou amis ou encore quelques panoramas champêtres qui détrônèrent rapidement les photographies des Grands Prêtres dans les salles à manger bourgeoises.
Tout allait pour le mieux jusqu’au jour où il fut victime d’une dénonciation. Le chef de la Police Royale fit irruption au petit matin dans son atelier à la tête d’un escadron puissamment armé. Zerbi plaida qu’il n’offusquait pas les édits royaux puisqu’il ne détenait aucun appareil photographique. Mais le chef de
la Police s’écria :
- Mais c’est pire ! Tu oses reproduire les chef-d’œuvres des Grands Prêtres ! C’est un geste impie ! Tu es un être impie ! Au cachot !
- Au cachot ! Au cachot ! reprirent les hommes armés en s’emparant de Zerbi.
Cette regrettable histoire vint aux oreilles du roi Zerglou 1er qui, intrigué, fit venir devant lui le jeune Zerbi. Le marché entre le puissant monarque et l’homme du peuple fut rapidement passé. Si Zerbi réussissait à peindre le roi d’une manière satisfaisante pour celui-ci, il retrouverait la liberté.
Les séances de pose furent nombreuses et longues. Zerbi s’efforçait pour complaire à sa royale majesté de rendre sa silhouette et ses traits grandioses et imposants. Zerglou 1er exigeait de fréquentes rectifications et il avait la satisfaction de constater qu’elles pouvaient être prises en compte contrairement aux photos de ses courtisans qui étaient figées une fois pour toutes.
Après six mois d’un travail acharné, Zerglou 1er se déclara enfin satisfait du tableau de Zerbi. Ce chef d’œuvre fut exposé dans un palais où le peuple fut prié de venir l’admirer. Zerbi reçut même de sa Majesté le droit de porter la toge de pourpre ornée d’or en récompense de ses efforts.
C’était un privilège considérable. Les Grands Prêtres en furent évidemment mortifiés. Non seulement un intrus venait d’investir leur caste qu’il croyait fermée au bas peuple, mais encore leur art était relégué au second rang.
Zerbi sentait bien qu’il convenait de ne pas se mettre à dos cette aristocratie. Aussi, muni de son privilège, il acquit l’appareil photo le plus perfectionné et entreprit d’ouvrir une école à destination des Grands Prêtres pour montrer comment on pouvait se servir avec talent de cette merveilleuse invention. Certains vinrent à ses leçons, d‘autres les négligèrent. Ces derniers eurent bien tort puisque plus aucun citoyen ne voulut acquérir leurs piètres productions, chacun se tournant vers les jeunes artistes de l’école de Zerbi.
Zerbi connut une grande notoriété. Il présenta bientôt une requête au roi Zerglou 1er qui ne put la refuser sous peine d’une révolte populaire. Les privilèges de la classe des Photographes furent abolis. Chacun put enfin disposer d’un appareil photographique et maîtriser lui-même le temps de sa vie personnelle et familiale.
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