Un espoir désespérant
Just Van Bruycken s’éponge le front en courant de l’un à l’autre sur le plateau. Il peine à se déplacer, engoncé dans ses 120 kilos et ses costards à 1000 euros. A 60 ans, c’est un des rois de la production télévisuelle, mais depuis quelques temps, ce n’est plus comme avant. Les échecs se succèdent, les idées manquent. Ses collaborateurs le voient fréquemment ôter ses lunettes à fines montures dorées et passer sa main courtaude sur son crâne dégarni d’un geste las. Alimentée par ce genre de détails mesquins, la rumeur s’est vite répandue dans le milieu artistique : Van Bruycken n’est plus dans le coup.
Ce soir, il a l’impression de jouer le rôle du vieux lion qui va mener son dernier combat. Son légendaire regard gris bleu est constamment en mouvement, relevant chaque détail défectueux. Il houspille le décorateur : les colonnes grecques en carton pâte qui étaient prévues ne sont pas assez nombreuses. La sonorisation s’avère défaillante, il l’avait déjà signalé plusieurs fois à l’ingénieur. Les lumières n’éclairent rien. Avec Jessica, la présentatrice, il se montre soudain plus aimable : tout repose sur elle. La silhouette de la jeune femme s’impose en minirobe blanche, la poitrine largement offerte, la lourde chevelure blonde harmonieusement déroulée sur ses épaules rondes et satinées. 10 ans de métier, une élocution parfaite, une assurance à toute épreuve, il l’a choisie sans hésiter pour animer son émission, il sait qu’elle ne tremblera pas et qu’elle éblouira des millions de téléspectateur par sa présence élégante, sa prestance distinguée et son discours ferme sans être cassant.
C’est d’autant plus important que Just Van Bruycken sait qu’il joue gros ce soir. Il a produit de multiples émissions de distractions ces dernières années. Le concours du cri du pélican en rut, c’était lui.La Ligue de Protection des animaux a obtenu, dès sa première diffusion, l’arrêt immédiat de l’émission jugée offensante pour le règne animal. Il a produit aussi la série des 100 plus grosses vedettes de la chanson ou du cinéma en France : c’était encore une trouvaille de sa société de production. Le concept était très drôle : on priait les stars de monter sur une balance et seules celles qui atteignaient un certain poids étaient invitées. La rumeur rapporta que certaines vedettes auraient suivi un régime particulièrement calorifique pour bénéficier d’un temps d’antenne supplémentaire. L’an dernier, Van Bruycken avait aussi imaginé une émission sur l’adultère : toutes les semaines, trois candidats pouvaient venir raconter leurs frasques amoureuses. La plus belle aventure était couronnée de 10 000 euros. Des milliers d’hommes et de femmes se sont précipitées pour avoir le droit de conter leurs liaisons illégitimes. Le seul problème, c’est qu’après un début prometteur, le nombre de téléspectateurs, lassés des incartades sentimentales pitoyables de leurs concitoyens, s’effondra en quelques semaines.
En un mot, toutes les idées de Just Van Bruycken, depuis trois ans, ont connu des fiascos retentissants. Ce soir, la chaîne lui a clairement laissé entendre qu’il joue sa dernière carte. Un nouveau ratage et la direction s’adressera à d’autres concepteurs. Just Van Bruycken ne comprend plus les français : partout ailleurs, les concepts les moins intéressants, les plus plats, les plus médiocres fonctionnent parfaitement. Lorsque, après une journée de boulot, M. Tout le Monde se jette sur son canapé devant son écran, il n’a aucune envie de réfléchir, il lui faut de l’argent, des paillettes, du sexe. Van Bruycken a construit sa petite fortune et accessoirement plusieurs villas de vacances sur ce postulat. Depuis peu, des esprits forts s’ingénient à détruire son travail. Tout se passe désormais comme si le téléspectateur français voulait des spectacles de qualité ! Si ses exigences culturelles continuent à s’élever, ce sera un vrai désastre ! Ah ! L’arrogance du peuple français ! Aux Pays-Bas, son pays natal, le téléspectateur est beaucoup plus simple : Van Bruycken a triomphé avec son jeu de l’adultère.
Sur le plateau, une centaine de personnes bourdonnent : les uns chuchotent, les autres s’interpellent joyeusement ou rudement. Comme d’habitude, les « invités » ont été soigneusement triés dans les agences de mannequins ou les cours de théâtre. Les rangées sont peuplées de filles au regard clair et au teint frais côtoyant de jeunes apollons artistiquement décoiffés, chemises ouvertes sur des poitrails velus. Jérémy, le « chauffeur » de salle a commencé son boulot. Il explique patiemment que lorsqu’il lève le panneau « applaudissements », il faut applaudir. Quand il montre l’écriteau « Rires », il faut rire. Lorsque Jérémy montre « Grondez », la foule doit gronder. Comme toujours Jérémy est pris d’inquiétude, mais ce soir plus qu’à l’ordinaire. Il n’est pas gâté : les invités sont particulièrement amorphes. Il a un doute sur leur réactivité :
- Vous avez compris ???
Les participants hochent la tête. Le chauffeur est perplexe : on ne lui confie pas beaucoup de diplômés dans ces soirées. Ce n’est pourtant pas compliqué de faire ce qu’on leur demande de faire !
Le concept d’aujourd’hui est nouveau. Van Bruycken a secoué ses équipes. Il a du expliquer aux incapables qui l’entourent que les français en ont par-dessus la tête des émissions bas de gamme et qu’il faut élever un peu le niveau. Aucun de ses collaborateurs n’a osé lui rappeler qu’il a été le premier à mettre en place des idées complètement idiotes. D’ailleurs il ne l’aurait pas supporté pour la bonne raison qu’il le sait très bien.
Il s’agit d’inviter des candidats à exposer devant les caméras le plus bel espoir de leur vie. La production s’engage à réaliser l’espoir qui aura été retenu. Le jury est composé à parts égales de trois vedettes, invitées spéciales de l’émission et des téléspectateurs conviés à voter pour le récit qui les aura le plus marqué. Pas de sexe, pas de violences gratuites, pas d’argent à gagner, cette fois-ci Van Bruycken est sûr qu’on ne pourra rien lui reprocher !! Et puis, l’Espoir c’est un thème noble, qui concerne tout le monde. Chacun porte un grand Espoir en lui : aimer, être aimé, vivre longtemps, faire des enfants, voyager dans le lune….
En plus, le réalisateur lui a promis une innovation technologique sans faille. Au moment de l’intervention des candidats, le nombre d’appels favorables s’affichera à l’écran en temps réel ! On ne peut pas faire mieux dans le registre de l’immédiateté de l’information !
Soudain, le silence se fait, le réalisateur énonce le décompte, la musique du générique envahit les oreilles. Jessica apparaît en gros plan, le maintien assuré, tout sourire dehors. Van Bruycken s’est toujours demandé comment on peut obtenir une dentition aussi blanche. L’animatrice se montre parfaite de professionnalisme et de charme. Elle présente un à un les invités « spéciaux ».
Il y a là un chanteur des années soixante-dix sur le retour. Il n’a pas l’air de savoir pourquoi il est là. On lui a dit d’être là et de sourire. Il y est donc et sourit. Jessica fait vibrer la corde nostalgique. Elle se souvient de tous les tubes de son invité. Elle n’était pas née à son époque, mais apparemment, ça ne dérange personne. Aux cotés du chanteur préhistorique, un journaliste de la chaîne, personne ne savait où le mettre depuis qu’il ne présente plus le journal. Il dit qu’il est ravi de changer de registre professionnel pour un soir. Van Bruycken sait qu’il n’avait plus le choix. Enfin, la production a fait venir un amuseur public. Ce n’est ni un chanteur, ni un comique, ni un acteur. Personne ne sait ce qu’il sait faire. Il a bâti sa réputation en participant à une émission de télé-vérité : il a passé des semaines à se chamailler pour rien avec ses colocataires devant les caméras. Depuis, il squatte toutes les émissions de variétés, on ne comprend rien à ses astuces, mais tout le monde rigole.
Jessica lance la première concurrente. C’est Maria, qui nous vient du Calvados. Maria tient la boulangerie dans une petite bourgade normande. Son indéfrisable et ses lunettes à grosses montures sont émues. Elle fait un coucou à tous les habitants du village. Dans son coin, Van Bruycken apprécie : le début de son émission fait « France profonde », ça devrait plaire. Jessica change de ton :
- Alors, Maria, cet espoir que vous voudriez voir réaliser ?
Maria se lance. Elle bafouille un peu, ses idées se mélangent, Jessica rectifie avec courtoisie. Son village se meurt : l’école n’existe plus, le médecin prend sa retraite, le curé ne vient plus que pour les enterrements et le bistrot menace de fermer. A l’écran, les chiffres s’affolent : la boulangère émeut dans les chaumières : bientôt plus de 1500 appels sont dénombrés pour la soutenir !
Maria porte ses deux pauvres mains décharnées à son visage :
- Mon Dieu ! sauvez notre bistrot !
Vite, Jeremy sort la pancarte « Applaudissements » et la foule éclate. Pas assez fort, Jeremy doit l’activer d’un ample geste du bras. Jessica affirme que c’est très émouvant et qu’il faudrait faire quelque chose. Les invités confirment. Le chanteur « has been » continue de sourire. A tout hasard, Jérémy commande une nouvelle salve d’applaudissements.
Le second candidat apparaît. Il s’est donné l’air d’un cadre moyen : costumé et cravaté, propre sur lui, le cheveu ras, le sourire avenant et l’allure sportive. Il dit qu’il vient de Bordeaux, il s’appelle Sébastien. Jessica le colle de près. Pour faire rire, elle fait mine de le draguer. Jérémy sort l’écriteau adéquat : la foule est hilare.
- Sébastien, c’est à vous !
Voilà, Sébastien explique qu’il est depuis longtemps fanatique d’aviation. Il a construit les modèles réduits des plus belles réussites de l’industrie aéronautique nationale. Il n’a pas de quoi se payer un billet, mais il espère de toutes ses forces faire un jour un voyage sur l’Airbus 380. Jérémy est de nouveau à l’œuvre : applaudissements ! Van Bruycken apprécie : après
la France des clochers, son émission rend un hommage à la technologie de pointe nationale. Si après ça, on lui cherche encore des ennuis, il y perdra son latin et le carnet d’adresses dans les milieux d’affaires qu’il s’est patiemment construit depuis vingt ans !
Le compteur de suffrages reste bloqué à 1200, l’apprenti avionneur est supplanté par l’opulente commerçante du Calvados. Sébastien rejoint les coulisses.
L’amuseur public accourt au micro complaisamment tendu par Jessica et profère la vanne convenue : est-ce qu’il peut exposer, lui, ses espoirs ? Jeremy brandit la pancarte « Grondements » et la foule gronde ! L’amuseur rejoint sa place en jouant à avoir l’air fâché. Jessica le remercie pour son intervention.
Le réalisateur lui ordonne dans son oreillette de faire monter la pression. Gros plan sur la présentatrice, rondeurs et poitrine généreusement exposées sous le fin tissu de sa robe. Gravement, elle rappelle aux téléspectateurs que c’est eux qui décident, eux qui ont le pouvoir de réaliser enfin l’un des espoirs des participants. Les téléspectateurs se rendent-ils bien compte de la gravité du moment ? Van Bruycken tenait à cette modalité : il faut absolument que les français de base se sentent investis de pouvoir. Peu importe sur quoi d’ailleurs, mais il faut qu’on leur donne l’impression d’être les décideurs.
Julien arrive sur le plateau accueilli par Jessica sous les applaudissements dirigés par Jérémy. Pendant les sélections, Van Bruycken avait été saisi d’une drôle d’impression en découvrant ce berger des Pyrénées. C’est un être fruste qui marche de guingois. Il a le teint rougeaud de tous les travailleurs des champs. Mais, paradoxalement, il parait à l’aise partout, son expression s’avère subtile et même intelligente. Van Bruycken l’a immédiatement soupçonné de passer son temps à développer sa culture littéraire durant ses longues journées dans les alpages, au lieu de surveiller ses moutons. Le regard de l’homme a achevé de semer le doute dans l’esprit du producteur : il reflète l’astuce, la malice, l’ouverture d’esprit et, pire encore, la hauteur de vue. Mais les assistants de Van Bruycken l’ont néanmoins convaincu que les français adoreraient le pittoresque de cet homme de la terre et que le berger pyrénéen allait faire un vrai triomphe. Jessica ne manque pas de mettre en valeur le métier de Julien, la vie solitaire et saine sur les hauteurs, la fréquentation quotidienne de la nature et des animaux.
- Maintenant, c’est à vous Julien pour nous confier votre espoir le plus fou !
Van Bruycken observe le berger à l’écran. L’homme n’a pas peur. Sous sa tignasse noire et rebelle, le regard brille. Van Bruycken est envahi à cette instant d’une soudain certitude : l’homme est cultivé, il n’aurait jamais du l’accepter dans son émission. Le berger d’un accent rocailleux comme il se doit pour un homme des montagnes du sud, se lance :
- Eh bien, moi j’espère que ce genre d’émission débile va s’arrêter le plus vite possible !
Un silence consterné accueille sa déclaration. Van Bruycken est en nage. Il en était sûr : cet homme respirait la catastrophe. Sous le coup de l’émotion, Jérémy se trompe, il brandit l’écriteau « applaudissements » et la foule s’exécute joyeusement. C’est le comble ! Van Bruycken est au bord de l’apoplexie : qu’un individu lui sabote son concept, c’est une chose mais de là à l’applaudir ! Jeremy se rend compte de sa méprise : il lève vivement « Gronder » : les réactions se mélangent, certains grondent tandis que d’autres n’ont pas fini d’applaudir.
Le chanteur des années soixante dix, lui, continue à sourire. Jessica attend les ordres du réalisateur. Le berger se dandine sur place puis quitte la scène en toute décontraction.
Van Bruycken s’est effondré dans un fauteuil : il est comme dans un brouillard. Loin, très loin devant lui, il avise un écran, les chiffres des appels favorables au berger deviennent démentiels : 5000, 10 000, 20 000… Jessica réapparaît. Elle a ramené le pyrénéen en le tirant par le bras. Dans le genre imperturbable, elle continue :
-Eh bien, Julien vous êtes le grand gagnant de cette soirée ! Cette émission s’arrête immédiatement !
Jérémy ne montre plus d’écriteaux, il ne comprend plus rien. Un grand black se lève :
- Alors qu’est-ce qu’on fait : on applaudit ? on rigole ? on gronde ?
Au loin, Van Bruycken s’éloigne dans le soleil couchant comme un pauvre producteur solitaire.
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