Sacrée soirée !
L’atmosphère se trouble, la nuit commence à tomber. Je cherche fébrilement ma montre sous la manche de mon anorak : il est déjà 17 heures. Depuis quarante huit heures, la neige recouvre les toits, les champs et les bois. Rien ne rompt le silence sauf quelques corbeaux dérangés qui s’enfuient en faisant part de leur mauvaise humeur. Le froid se durcit. Bien qu’elle avance difficilement, je presse Sylviane de rentrer rapidement à la maison.
En dépit de mes mises en garde, elle a voulu absolument se promener avant cette soirée du réveillon de Noël. Dans son état, une ballade dans le froid n’était pas forcément très raisonnable. Mais on ne contrarie pas sa femme lorsqu’elle est à quelques jours de son premier accouchement. Je la suis attentivement sur le chemin du retour. Nos pas craquèlent la neige. Dans son embonpoint, Sylviane est jolie, pas ravissante, mais jolie : le rouge aux joues, le bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles, elle a l’air heureuse, épanouie, et sereine. Je le suis beaucoup moins, j’ai hâte de retrouver le coin de l’âtre, à la maison, pour qu’elle se repose. A la place du fœtus, je n’apprécierais pas beaucoup cette promenade fantaisiste.
Nous dépassons la maison de la mère Croibier. Une vraie habitation de poupée : pierres apparentes, rideaux à fleurs aux fenêtres, volets bleu ciel, une volute de fumée s’échappe de la cheminée. Sur le pas de sa porte, la mère Croibier nous lance un signe d’amitié. Son chien Noiraud jappe, elle le rappelle à l’ordre. Des voitures immatriculées à Paris sont garées pêle-mêle dans la cour de sa ferme : la mère Croibier aura ses enfants autour d’elle, cette nuit. Tout va bien.
Cinq cent mètres plus loin, je redouble de précautions pour que Sylviane ne chute pas sur une partie glissante du chemin. Nous dépassons l’étable de la mère Croibier. Et puis soudain, elle s’arrête, crie de douleur, tend le bras en battant l’air, à la recherche d’aide. Je me précipite pour la soutenir. Ce que je craignais se produit, le travail, le vrai travail commence. A plus de deux kilomètres de chez nous, il n’est plus question d’avancer. Je n’ai plus qu’une solution.
Je prends Sylviane dans mes bras, à la fois lourde et légère. La voilà installée du mieux possible dans la paille de la mère Croibier. Elle se tort de souffrance. A partir de là, je connais un moment de panique. Je n’ai aucune idée de la conduite à tenir. Autour de moi, la pénombre et l’odeur chaude et acre de l’étable.
Quelque chose à ma gauche bruisse doucement : une vache à lait vient de surgir du noir : interrogative, elle observe la scène en ruminant paisiblement. Je croyais que la mère Croibier ne se servait plus du bâtiment. Le bovin se couche lourdement près de nous en continuant à mâchonner : elle a trouvé une distraction pour la soirée. Sylviane bénéficie d’un instant d’apaisement, puis hurle de nouveau, sans troubler l’animal pour autant.
Un nouveau frémissement se fait entendre sur ma droite : un âne, attiré par ce remue-ménage, sort de l’ombre à son tour. Je reconnais Rintintin, le baudet avec lequel la mère Croibier fait toutes ses courses au village. Rintintin s’intéresse vivement au spectacle et tient visiblement à ne pas manquer la suite. Moi je tiens la main de Sylviane, mais je me rends vite compte que ce n’est pas une réponse suffisante au problème de l’heure et qu’il va falloir prendre d’autres décisions très rapidement.
L’âne et la vache que j’interroge du regard, n’ont apparemment aucun conseil à me donner pour gérer la situation. Ils se contentent de répéter un épisode biblique, ravis de l’aubaine. Dans mon affolement, je comprends que je revis un moment célèbre dans l’Histoire de la religion et du Monde sauf que les Saintes Ecritures ont oublié de donner le mode d’emploi. Finalement, on ne connaît que le dénouement de la soirée de Bethléem, mais personne n’a décrit la scène de l’accouchement. Qu’a bien pu faire Saint Joseph dans l’attente de l’apparition de l’enfant divin ? Il n’est écrit nulle part qu’il ait tenu le rôle de la sage-femme. C’est à cet instant que je prends conscience d’un vide dans mon éducation religieuse. Il faudra tout de même que j’approfondisse ce point de théologie avec le père Goujon, le curé du village.
Je me décide à me ruer chez la mère Croibier après quelques mots d‘encouragement pour Sylviane qui n’a pas l’air d’avoir fait encore ce rapprochement historique. Un quart d’heure plus tard, la mère Croibier accourt, un manteau hâtivement passé, le bonnet de guingois sur son célèbre chignon gris, et surtout des couvertures et une vaste bassine d’eau chaude dans les bras. Bottée jusqu’aux genoux, elle trottine dans la neige en répétant :
- Ah ! Là ! Là ! Là ! Là !
La mère Croibier dit souvent :
- Ah ! Là ! Là ! Là ! Là !
C’est sa façon à elle d’exprimer son émotion. Elle s’agenouille auprès de Sylviane râlante. La vache et l’âne n’en perdent pas une miette tout en entamant leur réveillon dans un râtelier voisin. Je regarde en l’air, à tout hasard, pour ne pas manquer l’arrivée des anges.
Je dois avoir l’air particulièrement emprunté quand la mère Croibier m’ordonne d’aller au village chercher le docteur Petitgrain. Lâchement soulagé de ne plus voir mon épouse dans la douleur, je cours comme un fou jusqu’aux premières masures fumantes du village dont j’aperçois les lumières au loin.
Une demi-heure plus tard, la deux chevaux brinquebalante du docteur Petitgrain se gare à proximité de la grange. Le docteur Petitgrain est un médecin de campagne comme on en fait plus : bourru mais le cœur sur la main, disponible n’importe quand, pour n’importe quoi. Enfin, dans la mesure où l’un de ses concitoyens souffre. Il a mis au monde la moitié de la commune et enterrera l’autre moitié.
En chemin, il m’explique qu’il n’est pas mécontent d’être extrait du réveillon traditionnel de Madame Petitgrain : il n’a pas vraiment envie de goûter à sa quarante troisième dinde de Noël. Il me fait aussi remarquer qu’il ne faut pas être particulièrement futé pour entreprendre une longue marche dans la neige avec une femme sur le point d’accoucher. Tenaillé par l’angoisse, accroché comme un noyé à un tableau de bord qui menace de s’effondrer à chaque chaos de la route, je ne suis pas vraiment en situation d’argumenter.
A notre arrivée sur les lieux, rien n’a changé. Sylviane lutte contre les élancements de son corps, l’âne et le bœuf continuent à prendre la pose, et la mère Croibier, qui a trouvé quelques bougies pour nous éclairer, répète :
- Ah ! Là !Là !Là !Là !
Le docteur Petitgrain entre en scène. Il rassure la parturiente mieux que je ne l’ai fait et ouvre sa trousse. A bout de nerfs, je me retire un instant dans la nuit noire. Je ne m’attendais pas à revivre la nuit de Noël aux premières loges. Une pensée loufoque me vient à l’esprit : cette année, j’aurai manqué la crèche dans l’église du père Goujon, mais j’ai beaucoup mieux dans l’étable de la mère Croibier. Je lève les yeux au ciel : les étoiles sont au rendez-vous, certaines scintillent comme pour s’exprimer : j’aime à penser qu’elles saluent l’évènement comme il y a deux mille ans. Peut-être montrent-elles encore le chemin à je ne sais quels rois mages ? Il manque des chants dans le tableau : on ne peut pas penser à tout. Je fredonne « Il est né le divin enfant… », histoire de rire un peu…. Je n’ose pas regarder ma montre : si mon gamin vient au monde à minuit, ce sera le fin du fin : il pourra réellement se comparer à l’enfant sacré. Sur le plan de son éducation, ça risque de me compliquer un peu la tâche !
Enfin, quelques cigarettes plus tard, la mère Croibier sort de l’étable. Sous le coup du bouleversement, elle rabâche au moins trois fois :
- Ah ! Là !Là !Là !Là !
Elle m’appelle « mon petit monsieur ». Dans son langage, c’est l’indice d’un moment important, puis elle m’attire dans le fond du bâtiment. A la lueur vacillante des quelques chandelles, je devine la silhouette du docteur Petitgrain, les bretelles en bataille, en manches de chemise et en transpiration tandis que la vache et l’âne n’en finissent plus d’admirer la scène. Dans la paille, Sylviane et notre enfant enveloppés de couvertures. Pour fêter l’apparition, le bovin meugle, Rintintin hennit. Sylviane est pâle, mais souriante. Elle jette un coup d’œil autour d’elle. J’espère qu’elle ne va pas se prendre pour la Sainte Vierge. Enfin ! On réglera ça plus tard.
Le bovin et l’équidé se regardent, j’ai la fugitive impression qu’ils s’adressent un clin d’œil. Dans la mémoire collective du règne animal, le moment doit leur rappeler quelque chose. Mistigri, le chat de la ferme a fait une apparition discrète, il se frotte à mes jambes. Sa présence est un peu anachronique, mais je ne dirai rien… pour cette fois.
Mon petit garçon, bleuâtre et ridé, braille de tous ses petits poumons. La mère Croibier, qui a agrandi sa famille à cinq reprises, me dit que c’est plutôt bon signe en posant délicatement l’enfant dans le creux de mes bras. Et là, j’ai une réflexion idiote qui restera historique :
- On ne va tout de même pas l’appeler Jésus ?
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.