Une rédaction
A 11 ans, personne ne me prend au sérieux. Vivement que je sois grand ! Au resto, j’imiterai papa quand il demande au garçon si sa sole meunière est bien, d’un air de celui à qui on ne la fait pas. En général le serveur n’a pas goûté son poisson, je vois qu’il est un peu gêné, ce qui ne l’empêche pas de déclarer qu’il recommande la sole meunière à Monsieur. Comme papa, je ferai semblant d’hésiter pendant que le garçon attendra respectueusement ma décision et puis je lui tendrai sa carte, en lui disant d’un ton négligé :
-« Oh ! Et puis je vous fait confiance ce soir Georges, faites pour le mieux ! »
Et là Georges s’inclinera bien bas, en murmurant que Monsieur a raison et que Monsieur ne sera pas déçu. J’espère que Georges s’appellera toujours Georges, ça me plait bien !
Quand je serai grand, je pourrai enfin conduire. Une voiture sportive bien entendu.
La Kangoo de papa s’avère pratique. D’ailleurs papa le fait fréquemment remarquer lorsqu’il est doublé sur l’autoroute. Sa voiture n’est pas nerveuse, mais qu’est-ce qu’elle est pratique ! Je conduirais bien sûr une décapotable que je garerai n’importe comment en sifflotant. Enfin, c’est comme ça que ça se passe au cinéma. Je me demande pourquoi dans les films, les héros trouvent toujours de la place pour se ranger du premier coup. Papa lui, fait trois tours du pâté de maison et est obligé de faire un créneau, à demi retourné sur lui-même, en ahanant, en pestant et en me criant de me tirer de là parce qu’il n’y voit rien. J’aurais bien aimé voir comment Steve Mac Queen ou Michael Douglas auraient abordé une scène de créneau !!
Et puis dès que j’aurai l’âge, je pourrai rester le soir à la télé. Sous de fallacieux prétextes, du type « je n’arrive pas à dormir», je regarderai des films interdits. Je ne manquerai pas aussi de me faire admirer par les filles ou les reluquer. D’ailleurs, je bosse comme un dingue en gym pour avoir un buste montrable et la taille fine. Mon prof s’inquiète un peu : il dit qu’il n’a jamais vu un élève aussi assidu dans les exercices d’abdos. En sixième, il pense que ce n’est pas tout à fait normal. Lorsque je sortirai une fille, j’aurai de l’esprit, je la ferai rire et elle me regardera avec des yeux lumineux en pensant qu’elle a rencontré un Homme, enfin un vrai !
A 18 ans pétantes, je file voter. Il n’y aura peut-être pas d’élections, mais ils n’ont qu’à se débrouiller pour en organiser une. Comment peut-on donner un droit de vote à quelqu’un s’il n’y a pas de bureau de vote ? Il faut d’ailleurs que j’aie des opinions sur la gestion des affaires publiques. Pour le moment, je n’y comprends rien, mais ça ne peut pas durer comme ça. Si je suis embêté, je peux toujours m’inspirer de papa lorsqu’il parle politique, déclarer que je veux du concret et que j’en ai marre de leurs salades. Je ne suis pas un mec qu’on peut baratiner, non mais alors !
Et puis quand je serai adulte, je rentrerai le soir en soupirant que je suis crevé. Ma femme, qui s’appellera Jocelyne, se dépêchera de me préparer un remontant en me massant la nuque. Pour son prénom, je viens d’en décider ainsi. C’était le prénom de la maîtresse de CM1 que j’aimais bien. Jocelyne me triturera le cou et les épaules, pendant que d’un air harassé, je l’informerai que j’ai vraiment eu une journée épouvantable ! Tout ça à cause de Dumortier qui ne compte que sur moi pour faire tourner la boite ! Non, mais tu te rends compte, Jocelyne ! Jocelyne se rendra compte et sera fière que j’ai autant de responsabilités.
Dès que j’aurai atteint ma majorité, je serai doué. Je ne sais pas encore en quoi, mais il me faudra un petit talent pour me faire remarquer en société. En mettant les choses au pire, je pourrai être un conteur comme papa. Quand il invite du monde le samedi soir, c’est lui qui amuse toute la tablée par ses blagues. Les belles femmes s’étranglent de rire en ayant l’air de le trouver très drôle. Maman n’est pas du même avis. Contrairement à mon père, il faudra juste que je fasse attention à ne pas raconter les mêmes plaisanteries aux mêmes personnes. En attendant, je m’entraîne à parler haut et fort dans la cour de récré pour apprendre à dominer mon auditoire, un surveillant m’a même demandé pourquoi je hurlais comme ça.
Quand on est grand, il faut aussi avoir des problèmes. Sinon on n’est pas vraiment grand. J’essaierai d’avoir des difficultés avec mes impôts par exemple. Quand papa reçoit sa feuille d’impôts, il a le front qui se plisse. Mais il relève aussitôt la tête, prêt à affronter la vie et l’administration fiscale. Là, il est grand !
Il ne me reste encore 7 longues années avant d’être grand. Le temps n’en finit pas de passer, mais j’en profite : je prends des notes et je me construis comme dit le conseiller d’éducation. J’aurai bien essayé de fumer pour avoir l’air viril, mais il parait que ça donne le cancer. Il faut que je trouve un autre geste pour m’affirmer. En classe, j’ai tenté de mettre les deux pieds sur la table pour prendre une pause décontractée. La prof de français n’a pas vraiment apprécié : elle m’a demandé où je me croyais.
D’ailleurs, elle n’aime pas beaucoup de choses chez moi. Je ne comprends pas pourquoi elle a téléphoné à ma mère après avoir lu ma rédaction. J’étais pourtant bien dans le sujet : « Etes vous impatient de grandir ? ». Il parait qu’elle a traité mon devoir de machiste en ajoutant qu’en trente ans d’éducation elle n’avait encore jamais vu ça et que, de toutes façons, je ferais bien d’arrêter de jouer les esprits forts en classe.
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