L’attente

Ca y est, j’y suis. Un coup d’œil à l’horloge. Je suis en avance d’un bon quart d’heure. Les autres arrivent peu à peu. J’avise quelques personnes que je reconnais d’un demi-sourire. Certaines se mettent à discuter par deux  par trois. D’autres restent dans leur coin. Comme moi. Je me décide à occuper mon bout de trottoir. Comment en suis-je arrivée là ?    

 Ma famille ne vivait pas dans la pauvreté. Mais juste en dessus. Mon père travaillait comme ouvrier à la chaîne, il fût très tôt usé par l’atelier. Les fins de mois étaient parfois compliquées, mais personne n’en parlait. Mes parents avaient vraisemblablement le sens du devoir et de l’abnégation chevillés au corps. Je sentais bien qu’ils calculaient tout au plus juste en essayant de faire en sorte que je ne m’en aperçoive pas. Ma mère veillait à ce que je ne ressente pas durement notre situation dans la hiérarchie sociale. Fille unique, je n’ai jamais vraiment manqué de rien. Enfin, matériellement.

Très tôt, je montrais ce qu’il est convenu d’appeler un caractère. Selon les circonstances et leur envie d’être aimables, les autres me trouvaient soit une grande gueule soit une certaine personnalité. A l’école, j’étais cataloguée chef de bande. Ombrageuse, je ne supportais pas d’avoir à m’intégrer à un groupe. Il convenait que ce soit les autres qui viennent à moi. Et généralement, ils venaient. D’autant plus que j’étais bon élève, aidant ceux qui acceptaient ma domination, délaissant les autres sans remords.

Pourvu qu’il ne pleuve pas. 

J’ai toujours connu ma mère en blouse ou tablier à fleurs s’activant aux fourneaux, partant au marché ou revenant des courses, passant le chiffon sur nos meubles de chez Conforama. Elle commençait à vivre devant la télé, le samedi soir en s’extasiant, la larme à l’œil, devant les chanteurs et chanteuses à la mode. Dès que je fus en âge de raison, je trouvais ces émissions ridicules et lui dis sans détour. Les samedis soirs d’hiver, je me réfugiais dans ma chambre pour rêvasser le plus souvent, ou pour échafauder parfois les stratégies qui me permettraient de régner dans la cour de récréation, la semaine suivante. Je ne peux même pas dire que j’étais malheureuse, mais je m’ennuyais à mourir. Chez nous, à l’école, pendant les vacances. J’habitais dans un HLM, mais pas dans une cité sinistre. Les familles se parlaient, sortaient ensemble, se serraient les coudes. Mais, à l’époque, cette convivialité entre familles d’ouvriers m’exaspérait particulièrement. Je ne me sentais rien de commun avec « ces gens-là ». Les rares moments de satisfaction, je les trouvais en dirigeant la bande de gamines que je réunissais dans le quartier. Déjà, j’organisais des conflits internes pour des causes aussi importantes que le vol d’un paquet de bonbons. Puis, je jouais au juge de paix en arbitrant les tensions et en distribuant les punitions que je décidais souverainement. J’étais aimée, détestée et crainte, mais l’essentiel était que rien ne se passe dans la cour de l’immeuble sans que je n’en donne l’autorisation.

Il y a de plus en plus d’hommes qui attendent aussi. 

Mes parents réussirent, à force de sacrifices supplémentaires, à m’envoyer à la fac. Là, j’ai commencé enfin à vivre. Physiquement, je plaisais et je le savais. La démarche légère, les joues fraîches, le sourire carnassier et les yeux pétillant de gaieté, je faisais de l’effet. Le désir que je voyais dans les yeux des garçons me rendait folle de fierté. Et bien évidemment, je me construisis rapidement une cour dont j’occupais le centre, le seul et unique centre. Le courtisan qui s’avisait de ne pas me porter toute l’attention souhaitable était rapidement remis en place ou éconduit. J’avais le verbe haut, je riais beaucoup, et je faisais rire en me moquant des autres. Surtout de ceux qui avaient eu le front de n’avoir fait aucun effort pour intégrer mon entourage. Ou encore pire, de ceux qui ne faisaient même pas mine d’en avoir envie. Mon arrogance ne m’empêchait pas d’être intelligente, j’apprenais vite et bien. Je me classais rapidement parmi les meilleurs étudiants de ma génération.

 Il faudra que je n’oublie pas le pain en rentrant. 

 Ma seule faiblesse était que je lisais peu, pour ne pas dire pas du tout. C’est un « plaisir » qui m’ennuyait parce qu’il ne me permettait de briller instantanément. Il fallait que j’illumine toutes les compagnies auxquelles je faisais l’honneur de prendre part. Il suffisait que quelqu’un d’autre monopolise l’attention pour que je parte en trouvant le moyen de marquer mon mécontentement. J’allais au cinéma et même au théâtre en bande, ce qui me donnait le vernis suffisant pour soutenir des conversations à prétention culturelle. Bien entendu, c’est moi qui décidais des spectacles auxquels nous assistions. A la sortie, je donnais également la tonalité générale de la critique : j’éreintais ou j’encensais ce que nous venions de voir en fonction de mon humeur.

A la fac, il convenait d’avoir des idées politiques. Sur ce plan, je ne brillais guère par ma capacité d’analyse, trop préoccupée de moi-même pour avoir une quelconque idée sur l’organisation de la vie en société. Heureusement, je me rendis très vite compte que l’on pouvait aisément s’en sortir en proférant quelques pensées fumeuses sur la solidarité sociale, la lutte pour l’égalité des sexes, la pourriture des hommes politiques, etc…. J’adhérais donc à un syndicat étudiant sur la base de ce « programme » qui ne me semblait pas en contradiction avec la haute opinion que j’avais de moi-même. Bien entendu, je participais à toutes les manifestations étudiantes, en tête de cortège si possible.

J’ai atteint le comble de l’odieux le jour où un étudiant de l’amphi entreprit d’organiser une journée de lutte contre la misère. D’abord, il me déplût particulièrement qu’un autre être – un garçon en plus- ait eu une idée qui ne pouvait qu’enflammer des jeunes gens et jeunes filles débordant de générosité. Je réussis néanmoins à reprendre la tête de ce mouvement. On ne vit que moi dans les rues de la ville. Dans les quêtes organisées auprès des habitants, je me distinguais une fois de plus par mon habileté. Mon bagout et mon sans-gêne naturel allaient me permettre de réunir deux fois plus d’argent que les autres. Ensuite, il fallut aller d’un SDF à l’autre pour essayer de leur parler, de leur apporter un peu de nourriture ou de soins matériels. Là, je dus faire un certain effort sur moi-même : la misère m’écoeurait et je n’avais jamais envisagé sérieusement de me prendre pour sœur Thérésa. Je réussis à donner le change et ouvris le dialogue  avec tout ce que les trottoirs de la ville comptaient de miséreux. Ma popularité augmenta encore. Inutile de dire qu’aucun des nécessiteux dont j’avais croisé le regard vitreux ne me vit après cette journée « spéciale misère ».

Tiens le curé qui passe en vélo ! 

Une de mes grandes qualités, du moins le croyais-je et m’en vantais-je largement, était de réussir tout ce que j’entreprenais. La nature m’avait dotée d’un corps sain et athlétique. J’excellais en sport et notamment en patinage artistique que j’avais eu la chance de pratiquer depuis l’âge de 6 ans. Je passais plusieurs matins par semaine, une heure ou deux sur la glace. J’oubliais le temps de quelques arabesques mon narcissisme chronique, quoique je finissais toujours par m’admirer moi-même. Mes copains et copines étaient fréquemment « conviés » à venir m’applaudir avec frénésie si possible. Evidemment, à cet âge, la grande affaire est la drague. Je me faisais un devoir et un plaisir pervers de provoquer, puis de décourager les garçons qui ne manquaient pas de s’intéresser à moi. Bien entendu, mes manèges les rendaient malheureux. J’en étais ravie d’une manière parfaitement méchante.

J’ai failli avoir honte le jour où un brave garçon, nommé Marc, tomba follement amoureux de moi. Après l’avoir mené en bateau comme les autres, je finis par le laisser tomber. Plus tendre que d’autres, il s’accrocha désespérément. Je fus inflexible. Lorsque je dus aller à l’hôpital pour le voir, après qu’il eut avalé un tube de barbituriques, je n’étais pas spécialement fière et, de plus, je lui en voulais de me mettre dans cet état. Je me souviens de l’effort que j’ai du accomplir pour affronter son regard de souffrance. Furieuse qu’on osât me mettre ainsi le nez dans le mal dont je portais la responsabilité, j‘estimais qu’il aurait du avoir la dignité de garder sa souffrance pour lui. Mais après une nuit un peu difficile, je rangeais cet épisode au rang des « incidents » incontournables et repartais de plus belle.

Un chien me court dans les jambes, j’ai horreur des chiens. 

Je ne sortais qu’avec les garçons que je choisissais. Il n’était évidemment pas question que mes liaisons durent. Je savais déjà qu’il arrive toujours un moment où l’homme commet la maladresse qui permet à sa compagne de lui reprocher de la considérer comme sa propriété personnelle. Je connaissais bien ce moment là et parfois l’attendais avec impatience, car il me donnait l’occasion de rompre en me donnant le beau rôle. De temps en temps, tout le monde pouvant se tromper, je tombais sur un type encore plus manipulateur que moi et je me ramassais un bon « râteau ». Au pire, je passais une nuit à pleurer sur mon oreiller, et tout repartait comme avant.

Le samedi soir, je poussais tout le monde en « boîte ». La « boîte » est d’abord un endroit à bruit. On ne s’entend pas parler, mais ça n’a aucune importance. Je hurlais n’importe quoi à mon voisin qui ne comprenait rien, mais qui faisait mine de trouver ma répartie très drôle. Il riait, comme je riais, à gorge déployée, à sa réponse que je n’avais absolument pas enregistrée non plus. Au centre de la piste, je m’agitais furieusement en entendant à peine le rythme impossible d’une musique lointaine. Puisqu’il convenait surtout de faire remarquer sa présence, je me lançais les bras en l’air en balançant les hanches le plus érotiquement possible, tout en prenant un air langoureux. Succès garanti.

Pourvu qu’il sorte à l’heure. 

Arriva le temps du premier emploi. A priori, un moment difficile à vingt deux ans. Pas pour moi. Mon allure, mon baratin, mon apparente détermination me permit de passer haut la main mes premiers entretiens d’embauche. J’avais le choix et j’optais pour la filiale d’une entreprise américaine qui vendait des logiciels. Dynamiques, les gens se donnaient l’allure dynamique. C’était l’un des mots qui revenait le plus souvent. Et comme j’avais l’air dynamique, moi aussi, je m’intégrais facilement. Je travaillais bien : on disait de moi que je savais m’imposer et bientôt un autre mot magique apparut dans les conversations à mon sujet. J’étais une « battante ». Il fallait absolument se battre, je ne savais pas très bien contre qui, mais il fallait savoir se battre. Dans les réunions ou les conversations, j’avais très vite compris que, pour avoir le dessus, il fallait parler plus et plus vite que les autres. Et puis surtout ne pas avoir l’air de prêter un quelconque intérêt aux arguments de mes interlocuteurs. Si je pouvais leur couper la parole, c’était encore mieux. A ce jeu là, dotée d’une vitesse verbale supérieure à la moyenne et de pas mal d’intolérance, j’étais championne.

Chemin faisant, je m’étais créée de solides inimitiés sans même m’en apercevoir, trop occupée à gérer
la Cour, que j’avais, une nouvelle fois, réunie autour de moi. Bien entendu, les invitations pleuvaient de toutes parts et je menais toujours le même jeu avec les hommes. En ménageant toutefois ceux qui pouvaient m’aider dans mon ascension professionnelle. Rebelle à la seule idée d’obéir, j’étais devenue d’un arrivisme légendaire.  Je n’étais pas loin de me prostituer pour monter plus vite, mais j’assumais avec un certain cynisme

Mes principales « amies » étaient des femmes aigries ou geignardes qui avaient besoin de s’abriter à l’ombre d’un caractère apparemment fort comme le mien, ou alors des ambitieuses qui espéraient, en me servant fidèlement, s’élever en même temps que moi dans la hiérarchie sociale.

Je me brouillais avec ceux qui osaient me faire remarquer que j’étais profondément imbue de ma personne. Sans doute parce que je sentais confusément qu’ils avaient raison. J’avais vaguement conscience que je semais l’antipathie et l’agacement autour de moi, mais tout valait mieux que l’indifférence. La profonde blessure d’orgueil qui s’était ouverte en moi depuis l’enfance, m’interdisait une réflexion minimale sur mes véritables motivations. Le moindre apprenti psychiatre aurait facilement décelé un comportement pathologique et plus particulièrement névropathe.

L’heure avance, pourquoi ce retard ? 

Et le pire, c’est que tout ça a parfaitement marché. Je réussis accéder au poste de directrice de département à 24 ans. Je donnais enfin des ordres à mes subordonnés, en les appelant « mon petit… ». J’atteignais le sommet de la jouissance professionnelle quand j’avais un bon motif pour lancer à un subalterne « il va falloir vous bouger un peu…mon petit ». Je ne portais aucun intérêt à ceux qui m’entouraient, je gérais ma carrière. De plus, je jouais de l’ambition des uns et des autres, des uns contre les autres. Je voyais de temps à autre mes parents. D’une vie terne, ils étaient passés à une vie au ralenti. C’était le seul moment où j’avais, au creux de la poitrine, quelque chose qui pouvait ressembler à de la peine, voire même à de la compassion. J’évitais de me vanter de ma « réussite » professionnelle, je savais que mes « numéros » d’autosatisfaction ne les impressionnaient pas.

Le lendemain, la « bataille » reprenait de plus belle. Je ne passais rien à mes collaborateurs et mon département obtenait de bons résultats. La direction générale m’appelait souvent en consultation. Avant de monter à l’étage divin, je ne manquais pas de jeter négligemment à la cantonade que j’étais requise de toute urgence à la direction. J’étais sublimée par les regards envieux dont je me croyais alors entourée, sans voir les mines méprisantes de certains collègues qui n’en pouvaient plus de ma prétention.

Tiens, le père de Jérémy sort du café d’en face. 

L’hiver, il convenait bien entendu que je me montre en compagnie dans toutes les stations à la mode. Prise dans une combinaison vert pomme, ajustée au millimètre sur un corps de princesse, j’étais superbe et sûre de ne pas passer inaperçue. D’autant plus que je skiais à merveille : je m’admirais, traçant des courbes parfaites dans la neige immaculée, les cheveux au vent. L’été, c’était encore pire. En maillot de bain, d’une surface plus que réduite, je passais beaucoup de temps à exciter la convoitise masculine et la jalousie féminine, tout en feignant de ne pas m’en apercevoir. J’avais étudié mes poses et je savais qu’en sortant de l’eau, la chevelure plaquée sur ma peau bronzée, le corps auréolé de gouttelettes illuminées par le soleil, je dégageais un effet torride.

La vie m’obéissait au doigt et à l’œil jusqu’à ma rencontre avec Cédric sur la plage principale de Juan-les-Pins. Il avait l’allure d’une gravure de mode : grand, musclé, les yeux d’un bleu profond. La barbe défaite, les cheveux en bataille, son négligé attirait l’attention. Sa décontraction, sa spontanéité, son humour me médusèrent. Il tranchait avec mon entourage masculin habituel constitué d’êtres petits, mesquins, peureux, médiocres, jaloux. Son naturel m’ébranla : il avait tout du mannequin sauf justement l’aspect superficiel. Capable d’avoir un avis autorisé sur tous les grands problèmes sociétaux, il avait le sens de l’écoute et ne se prenait pas, lui, pour le centre obligé de toutes les conversations.

Dans les premiers temps, j’étais surtout très fière de sortir à son bras. Les regards envieux des autres femmes me flattaient.

 Cédric s’était très vite rendu compte de la profonde faiblesse que cachait ma superbe arrogance.

J’aurais du prendre un parapluie. 

 Peu à peu, j’abandonnais sans vraiment m’en rendre compte mon indépendance inébranlable. J’étais très amoureuse. Nous emménageâmes dans un appartement luxueux puisque nos métiers respectifs nous en donnaient les moyens. La vie avec Cédric était facile. Il prenait tout en charge : les courses, le repas, le ménage, l’organisation des vacances. En d’autres temps, j’aurais largement abusé de son bon caractère que j’aurais sans doute assimilé à de la fragilité. Mais je n’avais même plus ce culot là. Tout en lui me désarmait : son regard droit et ferme, son attitude respectueuse, son dévouement complet mais pas servile.

Il m’arrivait de le regarder avec admiration et reconnaissance. Lui me rendait mon attention avec amusement, gentillesse ou modestie. A aucun moment, il ne posait nos relations en termes de pouvoir ou de domination de l’un sur l’autre Je commençais doucement à prendre conscience de la fatuité de mon comportement antérieur.

Professionnellement je changeais, j’avais toujours en tête les mêmes critères d’efficacité et de performance. Mais il m’arrivait de fermer les yeux sur les mauvais chiffres d’affaires de collaborateurs que je savais en difficultés personnelles.

 Le fait de passer à l’échelon supérieur ne m’apparaissait plus essentiel. Je m’intéressais même aux véritables besoins de mes clients sans avoir pour seul objectif de leur fourguer ma marchandise. Du coup, je constatais avec surprise que leur fidélité se renforçait et que le chiffre d’affaires de mon département ne s’en portait que mieux.

Je me retrouvais propulsée Directrice du Marketing sans, cette fois-ci, l’avoir voulu. D’ailleurs personne ne me crût quand je dis que je n’avais pas sollicité cette nomination.

Ma copine Sophie, une des rares amies de fac qui ait survécu à mon impossible caractère ne comprenait pas mon évolution. Elle m’expliqua que je mollissais avec l’âge et que pour elle, les mecs ne changeraient jamais et qu’ils n’ y avaient aucune raison qu’ils changent. Elle en conclut qu’il n’y avait pas à leur faire de cadeaux et qu’il urgeait de continuer à leur arracher leur pouvoir morceau par morceau, dans le ménage comme dans l’entreprise.

Il faudrait que je prenne rendez-vous chez le dentiste.

Lorsque six mois plus tard, Cédric me demanda en mariage, mon premier réflexe fut de rire. J’avais encore dans l’esprit l’idée de mariage-prison dans laquelle j’avais vu s’enfermer ma mère, mes tantes et tant de femmes de la génération précédente.

A cette époque, j’étais encore probablement difficile à supporter. Mais Cédric était l’homme parfait. Il tolérait mes exigences, mes caprices avec une impavidité totale. Il ne rentrait jamais dans mes provocations sauf pour s’en amuser. Nous nous mariâmes. J’obtins d’échapper au mariage religieux. Je n’aurais pas eu l’aplomb de jouer une mauvaise comédie devant l’autel alors que j’étais profondément mécréante.

Le jour de la cérémonie à la mairie fut le condensé de tout ce que je détestais. Les conventions sociales, les sourires de façades, les congratulations surfaites, le repas interminable, les oncles à faire danser, les gamins endimanchés qui s’endorment sur les chaises en fin de soirée. Cédric, en homme du monde, prenait l’air heureux et sut me faire oublier le caractère pesant de la journée.

Ah, enfin j’aperçois quelqu’un au fond de la cour!

Prise par de vieux démons, j’avais parfois peur de tomber sous la coupe dominatrice de celui qu’il fallait bien nommer « mon mari ». J’essayais par moments de reprendre l’ascendant sur Cédric. Je le reprenais en public. Je me dérobais à lui pour des prétextes futiles. Je lui laissais volontairement l’ingratitude de tâches ménagères. Mais ça ne m’amusait plus. Et puis, il savait parfaitement que je n’irai pas loin. Avec sa patience légendaire, il savait me faire revenir à de meilleurs sentiments conjugaux dans les plus brefs délais. Je n’avais strictement rien à lui reprocher. C’est parfois agaçant de vivre à coté de la perfection. Même ses amis étaient agréables, d’une conversation cultivée tout en sachant rire quand il convenait. Il était prévenant, prenant garde de rien m’imposer sans discussion. Il ne manquait aucun anniversaire et avait même la délicatesse de m’offrir des cadeaux  inattendus. Il m’arrivait de me demander si j’avais vraiment mérité un tel traitement de faveur. J’avais l’impression d’être une exception quand j’écoutais mes « copines » se plaindre du laisser-aller de leur futur ex. 

Quelque temps après le mariage, mon père décéda. Je n’en ressentis qu’une vague tristesse. Ma mère dut accepter d’entrer dans une maison de retraite. Cédric fut impeccable : il prit en charge ma mère avec une grande douceur. Il eut avec elle des conversations d’un haut niveau de spiritualité et il la conduisit lentement à assumer un séjour dans une institution qu’il avait choisi charmante, où il lui rendit visite souvent. Il me disait qu’il trouvait auprès d’elle une grande sérénité.

Je crus encore à une plaisanterie, le jour il me demanda de lui faire un enfant. J’en étais encore à penser qu’avoir un enfant représentait pour une femme le sommet de l’asservissement. Je ne me voyais vraiment pas le moucher, le torcher, lui faire faire ses devoirs… Je résistais pour la première fois. En retrouvant mon arrogance d’autrefois, je faisais remarquer à Cédric que, dans ce domaine, c’est moi qui commandait. Il recula temporairement puis revînt périodiquement à la charge avec obstination. Sébastien vit le jour 18 mois plus tard.

Les premiers temps furent difficiles. Mais Cédric prit encore son rôle de père moderne très au sérieux. Le fameux test de la couche, il le passa facilement. Je ne pouvais même pas dire que je passais mon temps à torcher mon gosse. La nuit, il prenait plus souvent que moi son tour de biberon. Sans un mot de reproche le lendemain matin. Il me sidérait : je commençais à me demander par quel miracle j’avais décroché le gros lot alors que j’avais passé mon temps à être parfaitement odieuse avec les hommes.

Au moment des premiers pas ou des balbutiements de mon gamin, je fus émue aux larmes.

Cédric lui lisait avec patience la traditionnelle histoire avant l’heure de s’endormir. Le gamin l’adorait, mais son père savait également lui faire chérir sa mère, même si elle n’avait pas la même patience parentale.

Sébastien a aujourd’hui 5 ans. Il vient de sortir de son école maternelle. Il accourt vers moi, maladroitement, le bonnet de laine lui couvrant la moitié de l’œil. Sa frimousse éclate d’un rire joyeux. Il se jette dans mes bras en criant « Maman ! ». Heureux. Heureuse.

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