Rude journée

Ce matin tout va mal. Jonathan, mon fils, s’est réveillé avec une fièvre chevaline, il a fallu appeler le toubib et une garde-malade pour la journée. Je suis très en retard. Je me gare n’importe comment dans le parking. Le gardien ne va pas apprécier. La standardiste me regarde passer d’un air apeuré, je ne dois pas vraiment avoir une mine très avenante.

Et comme par hasard, le jour où tout va mal, j’ai une réunion importante avec des clients japonais. Les japonais n’aiment pas attendre, c’est bien connu. Surtout mes clients, ils sont d’une susceptibilité pathologique. J’espère que Martine, mon assistante a commencé les discussions sans moi, elle en est très capable. Dans le hall de l’immeuble, quelques silhouettes vont et viennent : à 9 heures 20, le gros de la troupe des employés est déjà attelé au travail.

Je me précipite vers les six colonnes d’ascenseurs. Comme toujours quand je suis pressée, j’ai l’impression que les cabines font exprès de se faire attendre ou que des livreurs mal intentionnés attendent ce moment là pour les bloquer en vue d’un déchargement. Avec la chance que j’ai, je ne serais même pas étonnée que la moitié d’entre elles soient en maintenance. Enfin, trois cabines arrivent en même temps. Je m’engouffre dans la plus proche. Quelqu’un m’emboîte le pas.

Je range mes clés de voiture dans mon sac. Je m’aperçois qu’il déborde de choses inutiles : les mouchoirs sales l’emportent sur les stylos vides. J’ai sous le bras le dossier de la réunion que j’ai revu hier soir. C’est le fruit d’un travail de six mois. Tout est prêt, il ne devrait pas y avoir de problèmes. A part ce maudit retard.

En m’élevant dans les étages, je commence à penser à ce que je vais dire aux nippons, tout en jetant un œil au miroir. Je suis échevelée, mal maquillée, énervée, en un mot pas très fraîche.

Et puis soudain, je suis projetée contre la paroi, la cabine hoquette et s’arrête brutalement.

C’est le comble. J’avais le choix entre trois ascenseurs et j’ai pris celui qui tombe en panne, alors que je devrais être déjà en train de diriger des débats importants pour ma carrière et pour mon entreprise.

Je jure, je hurle. J’appuie sur le bouton d’appel. Une voix nasillarde se fait entendre :

-« Qu’est ce qui se passe ?… »

Ce ton décontracté a le don de me mettre hors de moi.

-« Il se passe que nous sommes en panne dans l’ascenseur !… Sortez-nous de là ! Et maniez-vous ! »

Je me retourne vers l’homme qui est monté dans la cabine derrière moi. Et là, j’ai un arrêt sur son regard. Ces yeux, je les ai déjà vus plusieurs fois. Des yeux d’un bleu très pale, avec une expression interrogative et puis par moment amusée, voire même moqueuse. Il n’est pas agressif, il donne l’impression d’attendre patiemment de savoir ce qui va m’arriver.

-« Ca vous amuse ? »

L’homme me répond d’un vague mouvement d’épaules tout en continuant à m’observer d’un air facétieux.

Je suis certaine de l’avoir croisé ce regard. Hier, au supermarché. En arrivant à la caisse, il y a toujours un moment stratégique où il faut choisir sa file d’attente. Les spécialistes de la question savent qu’il vaut mieux observer le niveau de remplissage des caddies plutôt que le nombre de personnes qui attendent. En regardant les différents comptoirs, je l’ai vu à quelques mètres, toujours avec le même masque, à la fois interrogatif et railleur. Il attendait que j’opte pour une caisse pour me suivre.

Et puis, je me souviens l’avoir vu aussi quand j’ai rencontrée Elise dans la rue, il y a une semaine. Elise est une copine de fac de laquelle j’étais inséparable. Nous nous sommes perdues de vue. Je l’ai toujours beaucoup regrettée. Ce jour là, le destin nous a mis en présence l’une de l’autre, au même instant, sur le même coin de trottoir. Au moment où nous nous embrassions au milieu de nos exclamations et de nos cris d’allégresse, je L’ai vu de nouveau par-dessus l’épaule de mon amie. Il détaillait tranquillement la scène : impavide, serein, avec l’air de me dire que cette fois j’avais eu de la chance.

J’ai l’impression que cet homme me suit et que je le croise chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’inattendu ou d’aléatoire.

Un mois plus tôt, je me trouve sur l’autoroute du Nord. Le temps est beau et l’allure générale des voitures qui m’encadrent  rapide. Soudain, j’entends un crissement de pneus et un choc effroyable. La voiture qui est devant la mienne vient de s’encastrer sous un camion la précédant. Le chauffeur du camion a déboîté soudainement pour doubler un semi-remorque sans avertir. Heureusement, si je suis d’un tempérament bouillonnant, je suis particulièrement respectueuse des distances de sécurité. J’ai l’espace nécessaire pour m’arrêter. J’appelle les secours. Très vite, les forces de l’ordre, les ambulances sont là. Un début d’incendie est vite maîtrisé. Le conducteur s’en tirera avec les jambes cassées. Il a eu chaud. Il va probablement se demander longtemps pourquoi, il se trouvait là, à ce moment là. Pourquoi lui. Moi aussi, alors que j’observais la scène de l’accident, je me suis posé la question : pourquoi lui et pourquoi pas moi ?

C’est alors que je le vois, l’homme au regard d’azur. Au milieu des secouristes, des pompiers et des policiers qui s’activent. Il ne me perd pas des yeux. J’ai l’impression qu’il me dit la même chose : pourquoi lui, et pourquoi pas moi.

Voici qu’ aujourd’hui, il est là à deux mètres de moi, dans cette espace clos. Il me dévisage, comme d’habitude, avec cette expression d’ironie qui ne le quitte pas. Je décide de ne pas être aimable. De toutes façons dans l’état de nerfs où je suis ce n’est pas très compliqué.

-« Pourquoi me suivez-vous ? »

L’homme reste coi. Son léger sourire s’accentue. Je sens qu’il va m’énerver. Je me reprends mentalement et je commence par le début :

-« Comment vous appelez-vous ? »

-«Le Hasard, je suis Monsieur Le Hasard… », me répond-il d’une voie doucereuse.

-« Et moi je suis
la Joconde… »

En cette seconde, je pense que j’aurais été très loin d’inspirer Léonard de Vinci, mais je n’avais que ça comme réplique immédiate que j’espérais par ailleurs cinglante. L’homme n’a pas bougé.

-«Vous vous foutez de moi ? »

Je ne saurais jamais la réponse. Là-haut, les secours se sont activés et la cabine repart dans un grand sursaut métallique. Je tiens mon équilibre tant bien que mal.

Arrivée au dixième, je jette un regard à l’intrus. Il est toujours dans la même position, les bras croisés, le dos appuyé à la paroi, me dévisageant presque gaiement. Je ne peux m’empêcher de sortir une réplique bien sentie :

-« Vous faites bien mal les choses, Monsieur Le Hasard ! »

Je sors comme une furie de l’ascenseur. Antoine est là, ça tombe bien. Agent de sécurité martiniquais, 1m95 tout en muscles, il va faire l’affaire.

-« Antoine ! Vous prenez l’individu qui est dans l’ascenseur et vous le foutez dehors de cet immeuble ! Je ne veux plus le voir !!»

Antoine est quelqu’un de fiable, j’ai confiance. Je me rue vers la salle de réunion. Mais j’entends sa voix qui me rattrape :

-« Madame ! Madame !…. il n’y a personne dans l’ascenseur ! »

Laisser un commentaire