Devoir de vacances

La framboise écrasée occupe le fond de la coupe. Au dessus se concentre une épaisse couche de vert amande. Papa pense que c’est plutôt du vert chartreuse, moi je pencherais plutôt pour de la pistache, mais je ne suis pas sûr. Au-dessus encore l’ocre de la vanille. Le tout est surmonté d’un magnifique tortillon de crème chantilly, dans lequel on a planté un petit parapluie multicolore. La glace de Papa est nappée d’un bleu indigo profond : il parait que c’est de l’alcool et qu’il est donc préférable que je n’en boive pas.

C’est parti ! Le signal du début de l’été, c’est ça pour moi. Nous sommes attablés tous les trois sur une terrasse en front de mer : Papa et moi regardant nos gigantesques et dégoulinantes glaces chamarrées, maman s’affligeant du spectacle en tournant délicatement une petite cuiller dans une minuscule tasse de café hors de prix, comme le fait remarquer Papa.

Plusieurs familles nous imitent, toutes cachées par l’ombre drue de parasols chatoyants à la gloire d’une marque de whisky alors que la lumière éclabousse la mer et la plage qui s’étalent à nos pieds.

Nous sommes arrivés hier soir. Sous un soleil de plomb qui fait luire le macadam de la chaussée, la longue descente de l’autoroute du Sud constitue notre grande aventure annuelle. Papa se montre torse nu au volant, chapeauté du même bob rouge cerise que l’an dernier. Il s’est énervé pendant deux heures la veille, avant de le retrouver au fond d’un placard. Pour ne pas être scotché à son fauteuil par sa transpiration, il y a déposé la serviette de toilette verte qu’il garde pour cette circonstance. Maman a vaguement mentionné qu’il existait maintenant des voitures climatisées, mais elle n’a pas insisté. Féru d’écologie, Papa a démontré à sa conjointe qu’il existait un rapport auquel je n’ai pas compris grand-chose entre la climatisation des autos et la détérioration de la couche d’ozone.

Comme il met le coude à la portière pour avoir l’air décontracté, il terminera le parcours avec le bras gauche enflammé comme toujours.

Cette année, je n’ai presque pas constaté d’énervement dans la voiture. D’habitude, Papa est pris d’un hoquet, cinquante kilomètres après le départ : il se souvient alors qu’il a oublié selon les cas : son rasoir, son tuba, ses espadrilles, le papier toilette. Cette fois-ci, rien. Apparemment, on a rien oublié, ou alors il ne s’en est pas encore aperçu.

La première journée de vacances se déroule après un débarquement  peu discret dans notre deux pièces de location. Comme maman voit large et que l’appartement est exigu dans une station ou chaque mètre carré compte, les vêtements et les ustensiles n’ayant pas trouvé de place s’étalent un peu partout dans le salon-cuisine qui, accessoirement, me sert aussi de chambre.

L’arrivée à la plage permet à Papa de se distinguer par son esprit de décision : affublé d’un chapeau de paille, le parasol sous le bras, lunettes de soleil en bataille, c’est lui qui choisit l’emplacement familial. Maman suit avec son cabas où elle a entassé toutes les crèmes possibles et imaginables, son bouquin, mon goûter. Et puis, dépassant de son panier, il y a aussi le dernier numéro de Marie-Claire ou de Marie-France, je ne sais plus… Enfin, là où il reste des maxi-mots fléchés à terminer.

Sur la plage, je prends mes repères. Le sable est gris, blond si l’on veut bien le regarder de loin, mais absolument pas doré comme l’indiquait le catalogue de tourisme sur lequel Papa a choisi notre lieu de vacances. Le ciel d’azur lumineux rejoint à l’horizon le bleu marin. La mer est suffisamment agitée pour ressembler à la mer, mais pas assez pour empêcher une nuée de baigneurs de s’y précipiter. L’écume blanche déchire le sommet des vagues qui s’affalent sur la plage dans un bruit de gifle sympathique. Bref, le décor classique.

La glace ingurgitée, il faut rentrer pour prendre la douche. Maman dit qu’il ne faut pas trop rester dehors le premier jour à cause des coups de soleil. Moi ça va, mais Papa a déjà le dos tout rouge comme une écrevisse.

Le soir, sur le balcon ou pendant notre dernière promenade sur la jetée, alors que les plagistes rentrent familles après familles, j’aime bien regardé le ciel. L’horizon prend des teintes irisées, dorées, mordorées, rosées, orangées qui se confondent les unes avec les autres jusqu’à ce que l’ombre envahisse l’espace. L’air doux, léger n’incite pas à rejoindre son lit : on n’a pas vraiment envie de quitter ce moment, qui promet pourtant une journée éclatante pour le lendemain.

Les jours suivants, Papa a pris ses marques aussi. Il installe toujours notre parasol près d’un groupe de jeunes filles aux corps bronzées et aux poitrines nues. Je crois qu’il a remarqué une blonde. Le miel de ses longues jambes galbées fascine Papa. Dans un minuscule bikini, d’une blancheur immaculée, la fille a l’air sûre de son effet. Maman elle, affine sa forme : elle a acheté un magazine spécialisé dans les mots fléchés, force 3.

Papa tient à aller au marché. Maman a beau remarqué, qu’à la maison, il ne veut jamais y mettre les pieds, lui estime qu’il ne s’agit pas du tout de la même chose. Les marchés de Provence sont réputés pour leur ambiance pittoresque, haute en couleurs et pour rien au monde Papa ne voudrait manquer ce spectacle. Je le suis donc tant bien que mal dans les allées peuplées de poissons roses et gris attendant le client, la bouche ouverte sur un lit de glace, tandis que les salades, courgettes, poireau disputent leur place de toute leur fraîche verdure à la blondeur des fruits de l’été : abricots, pêches, et prunes qui se mêlent parfois à la crudité du violet de l’aubergine.

Le bruissement des conversations est entrecoupé des cris des commerçants qui s’interpellent d’un stand à l’autre. Papa est happé par un marchand de fruits qui lui tend une assiette pleine de morceaux de fruits rosés et juteux :

-« Goûtez-moi ça mon petit monsieur, vous m’en direz des nouvelles  … »

En temps ordinaire, Papa n’apprécierait pas de s’entendre appelé « petit monsieur », mais ici, avec l’accent du midi en surplus, il est ravi. Il se retourne vers moi et me dit que c’est çà la vraie vie. J’en déduis que l’on doit être en plein dans ce qu’il appelle le pittoresque méditerranéen. Il goûte le fruit que le marchand lui tend, prend une mine gourmande en disant qu’il adore le melon. Le marchand lui répond qu’il a goûté une pastèque et profite de l’effet de surprise pour lui en fourguer une grosse dans son cabas.

En rentrant, Maman dit qu’elle n’avait pas vraiment envie d’une pastèque, mais Papa répond qu’elle n’y connaît rien et qu’on ne va pas tout de même mangé du melon comme à la maison sinon ce ne serait pas la peine de faire tout ce chemin.

Et puis, il y a l’inévitable visite des monuments locaux. Papa a acheté un guide touristique qu’il étale tous les soirs en sirotant son pastis sur la terrasse. Inévitablement, nous nous retrouvons dans une petite église de l’arrière pays après un périple en voiture à travers la garrigue écrasée de chaleur, les champs de lavandes, ou les jardins d’oliviers. Le monument religieux nous apparaît, en général, dans un état de délabrement avancé. Cette année, l’église en question tient encore debout, nous n’avons pas à escalader un tas de pierres moussues et glissantes comme l’an dernier.

La fraîcheur des lieux nous surprend. Une vieille femme, tout en noir, est recroquevillée sur sa chaise, perdue dans les pages de son missel. Parfois elle lève son visage, encapuchonné d’un fichu sombre, ravagé de rides profondes, et ses yeux semblent s’illuminer en direction de l’autel. A part ça, rien à voir. Le doute commence à planer autour de l’intérêt de la visite quand Papa avise les vitraux bigarrés qui racontent la vie d’un saint local accomplissant un miracle dont je n’ai pas clairement identifié l’objet. Les vitraux forment comme un kaléidoscope. Vu la luminosité des couleurs, ils ont l’air récents. Papa est, si j’ose dire, aux anges :

-« Quelle beauté ! Appréciez la finesse du travail de l’artiste, on ne sait plus travailler comme ça aujourd’hui !… »

Maman regarde avec l’air intéressé, mais elle ne dit rien. Pour tout gâcher, je dis que j’ai faim et que je voudrais bien mon goûter.

Les jours suivants, nous retournons à la plage. Toujours à la même place. Papa a trouvé le moyen d’engager la conversation avec la blonde aux longues jambes et au corps délicieusement bronzé. Il faut dire qu’elle a changé de tenue : dans un bikini rose fluo, elle en fait voir de toutes les couleurs aux Papas de la plage. Mais le mien n’insiste pas trop quand même, surveillant d’un œil la tête que fait Maman.

Et puis, nous connaissons l’inévitable journée de pluie. Le ciel devient gris-bleu, puis des nuages noirs se forment tout au bout de la mer. Les vagues rugissent un peu plus, les mouettes s’affolent et l’orage s’abat sur la station. C’est le seul jour de l’année où Papa sort le Scrabble de la famille qu’il a pris soin d’apporter. Il gagne haut la main en profitant de la situation pour faire étalage de son vocabulaire. La pluie s’est enfuie, nous ressortons. Les gens en cirés gris et bleus arpentent la plage en courbant le dos, un peu transis : il ne pleut plus, mais ils ont froid.

Le 15 août, nous ne pouvons manquer le feu d’artifice. Vers 10 heures du soir, la foule se rassemble sur le bord de mer. Pulls et anoraks obligatoires : Maman a fait observer, à juste titre, qu’il fera froid quand nous rentrerons. La municipalité a bien préparé la fête : les fusées vertes, rouges, bleues, jaunes éclatent dans des gerbes et des rosaces qui déchirent la nuit, retombant parfois en pluies de lumières au milieu des flots. Quelques jeunes gens font des astuces en riant :

-« Oh ! la belle jaune… oh ! la belle bleue ! »

Cette année, tout se passe bien. L’an dernier, il parait qu’il a fallu que les pompiers interviennent. Une fusée était retombée dans une pinède pour y occasionner un début d’incendie.

Le lendemain, c’est le jour de la promenade en mer. Nous embarquons sur un grand bateau blanc avec une cinquantaine de touristes. Lunettes noires, tee-shirts de marins rayés de bleu et de blanc, casquettes multicolores se pressent auprès de la passerelle que les matelots ont jetée sur le port. Papa et moi, nous nous installons à l’arrière, là où nous serons sûrs d’être bien giflés par les embruns et copieusement secoués par les vagues. D’ailleurs, dès le départ, Papa se retourne vers moi en riant :

-« Ça secoue, hein ? »

Oui, ça secoue, Papa. L’épopée de la journée nous permet de longer la côte pendant deux heures. Un speaker nous commente le voyage. A un moment donné, il nous dit que nous passons devant la villa d’une grande vedette de cinéma. On ne voit pas grand-chose, à peine un mur blanc entre deux pins parasols : mais les appareils de photos crépitent. Papa n’a pas manqué sa photo préférée.

Vers le 20 août, les vacances ont finies. Le soleil affirme toujours sa présence flamboyante, mais il a l’air plus triste. Papa estime qu’on s’est bien amusé cette année, tout de même. Les valises ressortent et se remplissent. Maman déclare qu’elle fera ses machines à laver en rentrant à la maison. Et puis, la vallée du Rhône défile à l’envers. Le macadam ne luit plus comme à l’aller.

Bon, voilà ! J’ai fini de recopier la rédaction de Jérémy. Madame Bourrichon, la maîtresse de CM 2 donne le même sujet depuis vingt ans, à chaque rentrée scolaire : « Racontez vos vacances ». L’an dernier Jérémy a décroché une très bonne note, il ne me reste plus qu’à profiter de sa copie. Ce n’est pas très moral, mais je ne vais quand même pas dire que mon père n’a pas un rond pour nous emmener en vacances à la mer ! 

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