Le jeu du chat et de la souris

Julien se réveille, c’est un nouveau jour d’école. A 9 ans, il n’est plus question de manquer la classe sans motif valable, une bonne grippe par exemple. C’est très pénible de se réveiller, d’abord parce que dès que le nez dépasse le niveau de la couverture, il fait froid de partout et ensuite parce que Julien a eu un rêve agité cette nuit. Les Zoulous de la Planète X21 l’ont attaqué à coups de rayons laser electro-stratosphérique alors qu’il circulait tranquillement dans son vaisseau interstellaire à propulsion tri-atomique dans la proche banlieue de Mars. Il s’en est sorti de justesse, il faudra quand même qu’il en parle au capitaine Haddock, commandant de la super plate-forme spatiale, installée à vingt mille années lumières pour étudier et coloniser les populations d’extra-terrestres. A ces angoisses nocturnes, Julien ajoute des soucis plus terre à terre : depuis quelques jours Papa ne lui parle plus beaucoup, il ne faudrait quand même pas qu’il ne l’aime plus. Mais Julien ne le pense pas : les adultes comme son père ont beaucoup de soucis qui peuvent expliquer un changement de comportement parfois. Julien se demande s’il ne va pas purement et simplement refuser de grandir. Si c’est pour se retrouver dans le même genre de situations que son papa, le jeu n’en vaut pas la chandelle…

Stéphane, le frère de Julien, est levé depuis un moment. La journée au collège s’annonce pourrie, pour adopter son langage habituel. Le grand problème est de savoir s’il ne va pas être interrogé au début du cours d’Histoire. C’est que le père Maresco n’est pas un tendre : une interrogation orale est une vrai torture publique. Même quand vous savez votre leçon, ce qui n’a rien d’évident, Maresco va chercher à vous faire tomber avec des questions pièges, un vrai sadique. Il y a eu hier, dans la cour de récré, une réunion de travail avec les copains pour évaluer les « chances » de chacun d’être interrogé par Maresco. Stéphane sait qu’il est dans le collimateur : voilà longtemps qu’il n’est pas passé au tableau. Il a bien conscience qu’il rentrera tout à l’heure en cours d’Histoire avec le ventre noué, ça le met dans une humeur massacrante. En plus, un souci n’arrivant jamais seul, il craint que Marjorie, la fille de la classe dont il est tombé amoureux dès le jour de la rentrée, ne fasse plus attention à lui. Il ne lui a jamais déclaré ses sentiments : il a bien trop la frousse qu’elle se moque de lui. Mais peut-être qu’il faudrait qu’il le fasse quand même avant qu’elle ne file vers un autre : il a l’impression qu’elle regarde beaucoup le grand Patrick, le mec le plus costaud de la classe.

Marie vient de passer une robe de chambre nouée à la hâte. Elle va préparer les déjeuners de ses deux fils et de son mari. A quarante ans, c’est une femme qui a de l’allure. Elle passe souvent ses doigts dans sa douce chevelure brune qui retombe en cascade sur ses épaules finement déliées. Lorsqu’elle se préparera, elle installera ses lentilles. Pour le moment, elle a enfilé ses lunettes à grosses montures qui mettent en évidence un regard sombre aux mille facettes. Elle est aussi inquiète, Marie : au bureau la bataille est féroce. Aujourd’hui, elle doit faire une présentation particulièrement importante devant la direction générale et des clients japonais. Si elle se plante, elle sait qu’elle pourra dire adieu à une éventuelle promotion au poste de directeur-adjoint des ventes. Ce petit connard de Baudrillard qui vise le même poste sera ravi : il a déjà dit partout qu’une femme n’a pas l’envergure pour un emploi aussi lourd. En vidant son bol de café, Marie regarde ses deux fils en tête-à-tête avec leurs platées de céréales. Sauront-ils se débrouillés plus tard dans ce monde de plus en plus concurrentiel ? Ils lui paraissent encore tellement tendres !

Pierre, l’époux de Marie a le stress noué au corps de puis plusieurs jours. La fusion de son groupe avec un holding américain va entraîner des charrettes. Directeur d’études depuis quelques années, il sait qu’il peut en faire partie. La direction générale a laissé entendre que son poste pourrait très bien faire l’objet d’une mutualisation. En habitué du langage technocratique, Pierre a compris que les dossiers qu’il suit pourraient être désormais étudiés aux Etats-Unis et qu’il pourrait donc se trouver dans l’obligation de chercher un nouveau job ailleurs. A cinquante ans, ce ne sera pas facile de se recaser quelque part à salaire égal. Il n’en n’a pas encore parler avec Marie, persuadé qu’il doit régler ça d’homme à hommes, avec ses supérieurs hiérarchiques. Il n’est pas fini, que diable ! Il faut que ça se sache ! En nouant sa cravate dans la salle de bains, il regarde attentivement le visage qui se présente à lui. Il a les traits marqués et même fatigués, mais il garde une allure sportive. Ses yeux gris-bleu s’harmonisent parfaitement avec ses cheveux d’argent taillés en brosse. Le pire, c’est qu’il traîne une relation avec Juliette, une secrétaire de la boîte. Enfin, il devrait dire un passe-temps plutôt qu’une relation, rien de très sérieux, en somme. Mais si Marie venait à l’apprendre, ce serait un désastre. Il surveille attentivement ses costumes, le parfum de ses chemises. La raison lui commande de mettre fin à cette folie. En même temps, il sent qu’il a besoin d’un univers différent de la famille pour s’évader parfois. Jamais Marie ne comprendra ce besoin.

La chatte Petronille se frotte dans les jambes des uns et des autres. Elle n’est pas très à l’aise non plus  Pétronille. Elle à l’impression d’avoir entendu une souris dans un recoin de l’appartement. C’est bien la première fois que ça arrive. Habitué à une certaine tranquillité domestique, elle ne sait pas trop quelle attitude adopter en cas d’attaque sournoise du rongeur.

Marie-Jeanne, la mère de Marie vit dans l’appartement voisin. Elle vient de se réveiller également en entendant les cris des enfants à travers la cloison. A quatre-vingt cinq ans, elle sait qu’elle a l’essentiel de sa vie derrière elle. Désormais, elle attend avec appréhension la souffrance, l’impotence, la déchéance et sa fin. Sa fille lui rend visite plusieurs fois par jour, elle bénéficie des services d’une aide ménagère. Pourtant un petit rien l’inquiète, un rhume, un petit mal au dos, elle se voit déjà reléguée dans un hôpital gériatrique sordide, entourée de déments ou de grabataires.

La journée s’achève. Julien rapporte un bulletin de notes qui ne restera pas dans les annales. Il imagine déjà la séance d’explications, ce soir, avec l’autorité paternelle. Ce n’est pas ce qui va mettre Pierre de bonne humeur. Stéphane s’en est tiré comme il a pu avec Maresco qui n’a pas manqué de lui poser une question vacharde pour essayer de le désarçonner. Par contre, avec Marjorie, il n’a pas avancé d’un pouce. Il n’a encore pas osé lui parler, ce qui le met de plus en plus mal à l’aise avec lui-même.

Marie rentre vers 19 heures, fatiguée. Elle jette ses clés dans une corbeille et s’étend sur le sofa. La présentation avec les japonais ne s’est pas mal passée, sous l’œil mauvais de Baudrillard, qui attendait patiemment un loupé de sa part. La bataille a été gagnée, mais la guerre continue.

Pierre arrive à son tour. Il lance un sourire un peu forcé à son épouse. Dans son entreprise, les bruits de licenciement se précisent. Une réunion au siège aurait eu lieu aujourd’hui. Mais aucune information précise n’a encore été divulguée. Pire encore pour Pierre : Juliette s’accroche. Elle a réussi à le coincer dans le local de la photocopieuse et à exiger de passer un week-end complet avec lui. S’il refuse, il craint qu’elle organise un vrai scandale autour de leur liaison.

Voici l’heure du repas. Comme toutes les femmes hyperactives, Marie ne cuisine pas beaucoup. Quelques crudités hâtivement présentées sur un plat, un steak salade parfois, ou alors un plat de spaghettis à la bolognaise pour faire plaisir aux enfants. Comme d’habitude, Stéphane a été cherché sa grand-mère dans l’appartement voisin au moment de passer à table.

Dans la salle à manger, on entend d’abord le cliquetis des couteaux et des fourchettes. Pierre, en chef de famille attentionné,  aborde la conversation en s’inquiétant des résultats scolaires.

Julien a bien préparé sa stratégie. Il va attendre le week-end pour présenter son carnet scolaire. Il a remarqué que son père est de meilleure composition le dimanche qu’en soirée de semaine. Stéphane fait une allusion rapide à son interrogation par Maresco, en se donnant le beau rôle. Selon ses dires, il ne s’est pas laissé piéger par les questions sournoises du prof. Il passera sous silence, la question un peu compliquée sur les causes de l’attentat de Sarajevo en août 1914. D’ailleurs, il se demande qui peut bien s’intéresser encore au sujet.

Marie et Pierre échangent des impressions superficielles. Marie ne parlera pas de Baudrillard et Pierre encore moins de Juliette. Marie a fait de son conflit avec Baudrillard une affaire personnelle. C’est dur, mais elle ne partagera pas son souci avec son époux. Quant à lui, le visage enfantin de Juliette lui revient à l’esprit fugitivement, puis il regarde Marie à la dérobée : dans quel pétrin est-il allé se fourrer ?

La grand-mère, elle, n’a pas grand-chose à raconter. Elle a regardé la télé une bonne partie de la journée. Elle ne va quand même pas décrire cette émission de jeu débile où un cafetier venu de son Cantal natal a gagné une fortune en récitant l’alphabet à l’envers. Marie-Jeanne trouve qu’une telle débauche d’argent est honteuse, mais elle n’a plus d’autre perspective que d’y assister, prostrée dans son fauteuil. Elle n’aime pas ce genre de spectacle, mais en même temps elle sait que, si elle n’allume pas son téléviseur, elle aura peur du silence, seule dans son appartement.

Chacun va garder ses appréhensions, convaincu qu’elles n’intéressent pas les autres. Et puis soudain, la chatte déboule dans la salle à manger poursuivie par une souris, elle-même affolée. Marie hurle : la vue d’une souris la panique. Julien est saisi de stupeur en entendant les cris de sa mère : il se met à pleurer. Pierre et Stéphane bondissent, s’agitent, mais il est déjà trop tard.

En un instant, le rongeur a disparu. Pétronille saute, tremblante, sur les genoux de Marie-Jeanne. L’animal confie sa peur à la vieille dame. Elle sera la seule à faire état de son angoisse.

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