Le Président
Jusque là tout s’était bien passé, mais il ne fallait pas se réjouir trop vite. La campagne électorale a été un franc succès, un triomphe affirment certains. Partout à Toulouse, à Marseille, à Lille, nous avons fait salles combles. Les journalistes, un peu étonnés au début, nous ont largement ouvert colonnes et micros par la suite. Les autres candidats ont commencé à piller largement nos thèmes de campagne : c’est un signe de succès. Les sondages me donnent entre 5 et 6 % des voix, le parti peut donc espérer rentrer dans ses frais. Je sais, les sondages ne sont pas toujours fiables, mais enfin, nous y croyons.
Il y a cinq ans, je donnais encore mes cours à l’Université d’Amiens. J’étais loin de me douter que je prétendrais un jour à la plus haute magistrature de l’Etat. Il a fallu une succession de rencontres avec des militants pétris d’idéal, des théoriciens convaincants, des scientifiques visionnaires pour que je me découvre l’âme, le verbe et la fibre politique. Géographe de profession, j’étais depuis longtemps persuadé des profondes contradictions qui minent nos sociétés occidentales et de l’urgence qu’il y avait à revenir à un rapport équilibré entre l’Homme et son environnement naturel. L’accumulation de produits de consommation, dont le besoin est artificiellement entretenu pour la plupart ne peut se poursuivre à l’infini sans épuiser les réserves énergétiques de la planète. C’est le credo de départ du bon militant du développement durable. Sur une base idéologique simple mais qui bouleverse plusieurs générations de discours sur les bienfaits du progrès économique, j’ai mené ma campagne présidentielle, tambour battant. J’y ai mis toute la pédagogie et la conviction dont je suis capable.
J’ai fondé le Parti du Développement Durable, il y a trois ans avec quelques anciens déçus des Verts, quelques révoltés du Parti Socialiste, et même quelques centristes déboussolés. Quand le congrès de l’automne dernier a désigné Norbert Quentin comme candidat à l’élection présidentielle, je me suis demandé pendant une fraction de seconde de qui il s’agissait. Puis j’avoue que j’ai été fier de la confiance qui m’était accordée par mes compagnons de combat. Mais je ne mesurais pas ce que ça voulait dire. Des dizaines de meetings dans toute
la France, les interviews en pagaille, les réunions de travail au Parti. Et puis faire attention à tout ce qu’on dit, soigner son image, ne pas beaucoup dormir, accumuler la fatigue.
Au prix d’une débauche d’énergie que j’ai rarement consentie, j’ai cependant la certitude d’avoir mieux fait connaître nos idées, d’avoir convaincu des milliers de français. J’ai la fierté du travail bien fait. Dans les débats politiques télévisés, que je redoutais un peu, il parait que j’ai été bon, et même très bon. Ma sincérité a passée le petit écran, me disent les gens. Il faut dire que je m’étais mis dans la tête des idées simples : pas d’attitude agressive, parler de nos idées et non pas de celles des autres, parler de la vie quotidienne des français sans démagogie, ne pas les prendre pour des incultes, ne pas me mettre sur la défensive. Dans les meetings politiques mes discours ont été à la fois sérieux et enflammés. Ce n’est pas ce dont j’ai été le plus fier, mas j’ai du attaquer mes adversaires avec humour. Me moquer de ceux qui, fièrement installés sur l’avant-scène du pouvoir depuis 20 ans n’ont rien vu venir des grands problèmes de notre époque : immigration, pollution, violences urbaines, sous-emploi, etc… Non seulement, ai-je dis, ils n’ont rien vu venir, mais ils ont le culot de revenir devant les français, au moment des élections, pour leur expliquer ce à quoi, du haut de leurs postes de commandement, ils n’ont rien compris.
Ma candidature est un acte de témoignage comme disent les journalistes, mais nous n’avons pas perdu notre temps. Les courriers et courriels d’encouragement se multiplient. Le nombre des adhérents s’envole : il a fallu renforcer l’équipe de permanents. Les électeurs me reconnaissent, m’interpellent, m’encouragent dans la rue. Ce sont souvent de petites gens qui me disent que j’ai raison, qu’ils comptent sur moi. J’en suis un peu troublé parfois : j’ai peut-être suscité plus d’espoirs que de solutions.
Au cours de la campagne, j’ai beaucoup appris sur les conditions de vie de nos concitoyens. La toute-puissance de la consommation de masse, de la croissance à tout prix, de la performance épuise non seulement les ressources de la terre mais aussi l’énergie des hommes et des femmes. Dans les entreprises, les salariés aspirent à moins de compétition, moins de manipulation, plus de considération pour leur travail. Lorsqu’ils n’ont plus d’emploi, la vie devient encore plus dure voire même insupportable: pour beaucoup, c’est la dégringolade. Les problèmes se multiplient rapidement : revenus en baisse, surendettement, loyers impayés, assurer l’avenir des enfants malgré tout. La détente, la culture, l’épanouissement personnel dans des activités non monétarisées, en un mot la qualité de la vie, deviennent un luxe inaccessible à beaucoup.
Nous avons fait des propositions qui décoiffent. Le respect des ressources naturelles d’abord : limiter l’affichage commercial dans les villes, maintenir l’emploi public dans les campagnes pour éviter une urbanisation excessive, museler la vitesse des automobiles, taxer plus sévèrement l’utilisation de tous les engins polluants, introduire l’apprentissage de la coexistence avec notre environnement naturel dans le écoles, etc… Nous ne sommes pas simplement des écologistes déçus ou reconvertis. Nous voulons aussi et peut-être surtout que le respect de la nature s’étende à celui des ressources humaines. Non seulement, nous avons répété notre attachement aux 35 heures, mais nous entendons étudier le passage aux 32 heures. Nous voulons plus de démocratie dans l’entreprise : obligation pour les patrons de consulter une fois par an les salariés sur un bilan des conditions de travail. Nous voulons que dans chaque ville un budget minimal de survie soit calculé et que chaque citoyen régulièrement recensé y ait droit quelque soit sa situation professionnelle. Nous voulons limiter les dépenses étatiques improductives, les dépenses militaires bien sûr, mais aussi les subventions de toutes sortes aux entreprises sans contrepartie. Nous voulons plus d’Etat, nous considérons que confier au seul marché la régulation du rapport entre l’homme et la nature est une erreur ou, au mieux, une hypocrisie.
Ce « programme » est qualifié par nos adversaires politiques d’insensé, et même de puéril quand ils sont bons avec nous. Il parait que nous n’avons rien compris à la mondialisation, que nous faisons rire à l’étranger, que son application entraînerait un accroissement intolérable de la pression fiscale, que les français ont d’abord besoin de liberté, qu’on leur fiche la paix, qu’ils n’ont plus rien à faire de débats idéologiques etc…..
J’ai été attaqué par la presse, porte-drapeau de la pensée unique. Ayant mon traitement d’universitaire pour toutes ressources, on a rien trouvé de scandaleux à dire sur mon niveau de vie. Aussi les journaux de droite ont-ils essayé de me déstabiliser en évoquant mon union libre avec Lorette. Mais là aussi, ils ont du déchanter, il n’y avait rien d’extraordinaire. Des millions de français vivent ainsi aujourd’hui. Mon passé a été largement exploré. Personne n’a rien ignoré de mon passage chez les enfants de chœur du XI ème arrondissement. Même mes bulletins scolaires ont été exhumés : à part une légère tendance à me faire dispenser des cours de gym, l’examen de ma scolarité n’a rien révélé de choquant.
Ce soir, nous sommes là tous les six, réunis chez moi. Il est 18 heures 45, en ce dimanche 17 mai. La journée a été calme, reposante, apaisante. Après m’être rendu aux urnes avec celle qui partage ma vie, j’ai enfin pu passer une journée chez nous, dépouiller mon courrier, répondre à quelques lettres, faire un brin de sieste.
Certains de nos amis m’ont demandé ce que je comptais faire « après ». Après, il va bien falloir que je vive, c’est-à-dire que je reprenne le chemin de la fac. Après les mois d’enivrement que je viens de connaître, ce sera sans doute un grand vide à affronter, au moins au début. Mais, je n’en suis pas impressionné. Ce sera aussi une épreuve de modestie salutaire que de reprendre ma place parmi les français, au coude à coude avec mes collègues, mes étudiants. Après les meetings de folie, les conciliabules dans les couloirs, les empoignades télévisées, les discussions devant les machines à café, ou les interpellations de cantine me remettront à ma place. Et ce sera bien ainsi.
Je n’ai pas jugé utile d’organiser une fête au siège du parti. Ce genre de manifestation n’a aucun intérêt à mes yeux, si ce n’est de satisfaire les milliers de glandeurs de la capitale qui font, pendant les soirées d’élection, le tour des quartiers généraux de partis pour se nourrir aux frais de chacun. Et puis, on ne peut à la fois porter des idées de développement sain et organiser le gaspillage. J’ai refusé également de paraître sur les plateaux télévisés. Cette façon qu’ont les invités de ces soirées d’expliquer qu’ils ont gagné quand ils ont perdu est profondément ridicule. En tous cas, elle m’est insupportable.
C’est pourquoi, je me suis replié dans mon salon avec ma « garde rapprochée » pour attendre les résultats du premier tour.
Il y a là Noémie, mon assistante. Une beurette de la troisième génération. Une vraie perle : elle sait tout, elle comprend tout, elle anticipe tout. Je peux compter sur elle les yeux fermés.
Elle a su, en dépit de ses 23 ans, me surveiller, me tenir en alerte, me remonter le moral. Elle a été la coéquipière idéale dont j’avais besoin. Je l’ai prévenu que les mois qui allaient venir, seraient beaucoup moins enthousiasmants pour elle. Elle a simplement répondu, en plongeant son profond regard noir dans le mien : « Je sais ».
Et puis Jean-Pierre, le théoricien du mouvement, la référence, celui qui donne de la cohérence à tout ce que je fais, tout ce que je dis. Jean-Pierre est un instituteur à la retraite. Il a la barbe blanche indispensable aux grands penseurs. Mais, il sait aussi se colleter avec les problèmes quotidiens. Conseiller municipal dans son village, il connaît parfaitement la vie de nos concitoyens, parfois dans tout ce qu’elle peut avoir de mesquin. Bien qu’il n’aime pas s’en vanter, je sais aussi qu’il passe une claire partie de son temps à faire le bénévole au profit d’associations caritatives. Jean-Pierre est un grand monsieur. J’aimerais un jour lui ressembler.
Enfin, Anna et Paul, un couple de fonctionnaires aux impôts. Anna est une longue fille aux traits un peu las parfois. Mais c’est une passionnée. Les journalistes ont même décrété qu’elle était la pasionaria du mouvement. Elle trouve que notre programme ne va pas assez loin dans la remise en cause du modèle social consumériste. Il faut la freiner parfois. Elle et son conjoint sont des combattants de la première heure.
Paul est plus effacé, mais aussi terriblement efficace. C’est un organisateur qui a dirigé ma campagne sans une erreur. Grâce à lui, les finances du parti sont saines. Il parle peu, mais va à l’essentiel.
Anna et Paul m’ont toujours soutenu, ils me trouvent des talents d’orateurs, du charisme, du charme même… Bref, c’est eux qui m’ont poussé à la candidature.
J’aide Lorette, ma campagne à préparer quelques toasts. Puis nous nous installons dans le salon, téléviseur allumé, en attendant les résultats qui tomberont à 20 heures.
Lorette a des grands yeux bleus. D’un bleu qui donne envie d’écrire des choses poétiques sur les ciels d’été. En tous cas, ils m’ont fait fondre, il y a quelques années, sur les bancs de la fac. Depuis, nous n’avons jamais rien regretté. C’est une compagne modeste, intelligente, présente. Elle n’a pas eu un mot de reproches bien que je ne lui ai guère consacré de temps depuis plusieurs mois. J’espère lui rendre tout ce qu’elle m’a donné.
Elle sort quelques instants. Elle va traverser la rue pour restaurer les deux policiers des Renseignements Généraux qui surveillent discrètement les alentours de mon pavillon de banlieue. En rentrant, elle rit : les deux hommes étaient convaincus d’avoir fait le nécessaire pour ne pas être repérés, même par nous.
Nous nous replongeons dans une discussion politique. Le seul enjeu à propos duquel nous n’avons pas encore pris de décision concerne le report de nos voix pour le second tour. Certes, les voix appartiennent aux électeurs, mais on sait bien que les déclarations que nous ferons demain feront basculer nos 5% d’un coté ou de l’autre et que nous serons donc décisifs.
Jean-Pierre est partisan de ne pas donner de consignes de vote. Il est vrai qu’aucun des partis traditionnels de gauche ou de droite ne se sont réellement approprié nos idées. Bien sûr, au détour d’un discours ou d’un tract, ils parlent volontiers le développement durable. La plupart ne connaissent pas le sujet, bien entendu. Le thème fait « tendance » dans les milieux branchés, au même titre que l’égalité des sexes ou la lutte contre la délinquance. Jean-Pierre dit qu’il ne faut pas laisser dissoudre tout l’acquis de la campagne dans le magma de la pensée unique dominante sur la mondialisation, le prétendu progrès, la « modernisation ».
Anna et Paul se disent réalistes : il faut appeler à voter pour le parti socialiste. Parce que, disent-ils, entre le pire et le moins pire, il faut choisir le moins pire. La théorie contre le réalisme, le débat est ancien et n’avance pas beaucoup.
Pour ma part, je dis qu’il est prévu que je rencontre le premier secrétaire du parti socialiste demain à 11 heures. Et je ne me contenterai pas d’un vague strapontin dans le futur gouvernement. J’exigerai des mesures concrètes : le budget de l’environnement mis à hauteur de celui de l’industrie, par exemple. Ou encore la mise au point et la diffusion régulière d’un indicateur de dégradation de l’environnement qui serait publié régulièrement en même temps que le taux de croissance du PIB. Il est temps que les français soient correctement informés du coût réel de la croissance. Pour calmer, Jean-Pierre qui s’agace un peu, j’affirme et je le ferai, qu’après les élections, nous trouverons les moyens pour que nos idées continuent à vivre, plus que jamais. Politiquement, nous sommes encore dans l’enfance. Je dis qu’il faudra sans doute avoir une stratégie locale, par exemple former nos sympathisants en vue d’investir les mairies, lors des prochaines élections municipales. J’y pense d’ailleurs pour moi-même dans cette ville de banlieue parisienne où nous vivons.
Tout en parlant, nous jetons un coup d’œil au téléviseur. Les journalistes meublent comme ils peuvent en attendant 20 heures. Ils répètent, toutes les cinq minutes, le seul chiffre qu’ils sont en droit de divulguer : le taux de participation qui s’avère relativement élevé. C’est une surprise, disent-ils, en demandant à chaque invité ce qu’il en pense. Imperturbablement, les invités se félicitent du « regain de vie démocratique » dans notre pays. Puis, nous avons droit à des reportages montrant les grands ténors politiques se rendant à leur bureau de vote dans leurs différents coins de province. Anna ricane un peu devant leurs mines faussement assurées. Elle pense qu’ils sont dans leurs petits souliers.
Les journalistes expliquent longuement le dispositif qu’ils ont mis en place pour donner dès 20 heures, les estimations le plus précises possibles. Jean-Pierre ne peut s’empêcher de remarquer à haute voix qu’on s’en fout un petit peu. Ce qui est probablement vrai pour des millions de gens.
Vers 19 heures 30, je m’aperçois que certains d’entre eux font une drôle de tête. Ils laissent entendre à mi-voix et à mi-mots, sans rien révéler néanmoins, qu’il y aurait une grosse surprise dans les résultats que les instituts de sondages leur ont communiqué.
Dans mon salon, nous nous regardons consternés. La seule surprise envisageable, c’est que les électeurs nous refassent le coup de 2002 : éliminer le socialiste dès le premier tour au profit de l’extrême droite. Auquel cas, il faudrait revoir complètement notre stratégie et notre communication. Il n’est évidemment pas question de favoriser l’élection d’un candidat d’extrême droite. Apporter nos voix à un homme qui prône l’ultralibéralisme ne nous plait pas non plus. C’est peut-être bien Jean-Pierre qui a raison.
A 19 heures 59, le journaliste fait monter la pression. Sur l’écran, les secondes défilent. Puis à l’heure fatidique sonne. Le présentateur vedette prend une grande inspiration, mesure l’effet qu’il produit et annonce d’une voix solennelle :
-« Le nouveau Président de la République est Monsieur Norbert Quentin, élu dès le premier tour avec 51 % des voix »
Lorette ne va pas être contente : un toast vient de m’échapper des mains et de se retourner en tombant sur le tapis du salon.
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