Le reflet du temps
En 1895, j’ai été suspendu au-dessus de la cheminée par Amélie. Elle venait de se marier Amélie. Elle était fraîche, enjouée et gaie ce matin-là. Son oncle lui avait fait présent d’un magnifique miroir de Venise du XVII ème. Il faut dire que je suis d’une grande taille pour un miroir de cette lignée. D’un ovale très pur, je suis monté sur un cadre en cristal finement ciselé d’arabesques. Amélie n’en finissait d’admirer son sourire d’enfant devant cette dernière trouvaille, après avoir remercié son oncle dont la moustache grise frissonnait d’émotion.
Puis le temps a passé. J’ai assisté à l’arrivée du premier enfant d’Amélie dans le ménage. Pendant les longs après-midi d’hiver, Amélie interrompait parfois son ouvrage pour s’occuper de ce bébé qu’elle avait nommé Georges. Elle le nourrissait au sein, la scène était charmante. Parfois, elle l’invitait à s’admirer dans mon reflet, en lui disant qu’il était beau.
Mais Amélie s’ennuyait. Il faut dire qu’Henri, son époux, était un homme particulièrement morose. C’était un banquier renommé pour son savoir-faire. Il parlait peu, préoccupé qu’il était par ses affaires. Le couple sortait rarement. Amélie prit un amant. Un beau lieutenant de cavalerie dont le port altier et les manières nobles avait eu raison des faibles résistances d’Amélie. Pendant quelques mois, le militaire lui rendit visite tous les après-midi. Je dus assister à leurs ébats tendres et fougueux dans le salon et ne rien ignorer des mots doux qu’ils se susurraient à l’oreille, épuisés d’ivresse. Soudain vers l’hiver 1905, les visites cessèrent du jour au lendemain. Je n’en sus jamais la raison. Amélie, mouchoir à la main passait plusieurs heures par jour à pleurer. Le soir, quand son époux était sur le point de rentrer, elle se reprenait et réajustait devant moi sa tenue de façon à lui faire bonne figure.
En 1914, Georges avait 18 ans et dut partir à la guerre. J’ai encore en mémoire cette scène déchirante et douloureuse des adieux entre Amélie et son fils, sanglé dans son uniforme bleu horizon. Il avait été convenu qu’elle ne l’accompagnerait pas à la gare pour ne pas rendre encore plus pénible la séparation. Seul le père de Georges devait le conduire au train.
Georges eut la grande chance de revenir vivant des tranchées. Le 27 novembre 1918 eut lieu dans le salon le dîner des retrouvailles entre Georges et ses parents. Le père était bouleversé et avait peine à masquer son émotion comme il le faisait comme d’habitude. Amélie était en larmes de joie. Elle essayait de rendre de la gaieté au cercle familial reconstitué. Au soir de cette journée, alors qu’il était enfin seul, Georges s’est longuement tourné vers moi. Il m’a regardé. Le jour où il était parti, c’était encore un gamin, grand athlétique mais le visage poupin, imparfait. Ce soir là, l’homme que j’avais devant moi, avait les traits marqués, amaigris et puis surtout un regard perdu, lointain, blessé à jamais. J’ai eu l’impression de lire dans ses yeux le souvenir des atrocités dont il avait été témoin.
La vie reprit son cours vaille que vaille. Georges est devenu un brillant avocat. En 1929, les affaires de son père ont périclité. Celui-ci le prit très mal : je voyais son attitude se décomposer de plus en plus, il parlait de moins en moins. Je me souviens d’une nuit particulière : Henri qui venait d’avoir 60 ans est descendu seul dans le salon, en robe de chambre. Il est resté longuement prostré sur le sofa. Puis, il s’est levé, s’est approché de moi. Il m’a longuement fixé : il avait un pistolet à la main. Grâce au ciel, il n’est pas allé au bout de ses intentions. Il a eu un rictus désabusé, un haussement d’épaules et est reparti se coucher. Grâce à Georges, la famille a dépassé cette nouvelle épreuve, en vendant, si j’ai bien compris, quelques terres qu’Henri tenait de sa famille d’origine campagnarde.
Vint pour Georges le moment de prendre une épouse. Elle s’appelait Marie. C’était la fille d’une relation d’affaires de son père. Georges l’avait rencontrée dans le salon lors d’une réception donnée par la famille. J’avais, bien évidemment, tout de suite remarqué les regards appuyés que Marie portait à Georges ainsi que les attitudes galantes de celui-ci à l’égard de celle-là.
La maison était grande et les deux tourtereaux s’y installèrent à la grande joie d’Amélie. En 1940, il fut question de partir vers le Sud devant l’avancée allemande. Georges s’y opposa fortement. Il retrouva son attitude de soldat : pendant quatre ans, il s’était opposé à l’invasion ennemie en résistant aux pires privations. Il ne leur céderait pas un pouce de terrain. La famille se rangea à ses arguments et endura de nouveau quatre longues années de rigueur. Georges se chargea de trouver ce qu’il fallait pour que chacun mange à sa faim et subisse le moins possible les désagréments de l’occupation. Parfois, lorsqu’il se trouvait seul dans le salon, il s’arrêtait longuement devant moi, les épaules voûtées, les traits las et puis il serrait les poings et les dents et retrouvait une nouvelle énergie en quittant la pièce d’un pas décidé.
Peu après la Libération, la famille eut la douleur de perdre Henri le patriarche. Amélie vécut son deuil dignement. Les épreuves lui avaient fait perdre son dynamisme, elle était devenue une ombre blanche, fantomatique et muette qui quittait rarement la bergère qu’elle avait installée près de la fenêtre du salon. Elle s’y attelait des journées entières à une interminable tapisserie. Lorsqu’en 1948 est née sa première petite-fille, j’eus l’impression néanmoins de voir repasser dans ses yeux une lueur de vie comme autrefois, au temps de l’insouciance. Un jour, elle est même venue à moi, la petite fille dans les bras. Nous nous sommes, tous les trois, contempler longuement.
L’enfant que l’on avait appelée Bernadette eut rapidement un petit frère qu’on dénomma Henri en l’honneur de son grand-père. La maison résonna de nouveau de cris et de galopades. Bernadette et Henri venaient souvent me faire des grimaces et mille pitreries. En 1958, l’arrivée de la télévision bouleversa leur vie. On installa le nouveau poste de telle façon que je pouvais suivre tranquillement les programmes. Je vécus ainsi, aux premières loges, toute l’histoire de l’audio-visuel : le noir et blanc, la couleur, la multiplication des chaînes, le câble…. Dans le salon, le poste de télévision devenait le point de mire essentiel, on ne me regardait plus beaucoup. Seul Georges passait un moment devant moi certains soirs. J’avais le sentiment qu’en me scrutant des yeux, il cherchait à retrouver l’image des fantômes du passé.
Amélie disparut en 1965, Georges devint le patriarche de la maison. A 70 ans bientôt, il gardait une certaine solidité physique. Pour la première fois depuis bien longtemps, je lui voyais des regards heureux lorsqu’ils admiraient ses enfants qui grandissaient. Bernadette était devenu ravissante. Vers ses 20 ans, elle s’intéressa de nouveau à moi chaque fois qu’elle essayait de nouvelles tenues ou un nouveau maquillage. Henri, son frère, avait entrepris des études de droit pour marcher sur les traces de son père.
En 1981, les évènements se précipitèrent : la gauche venait d’arriver au pouvoir. Le jeune Henri, qui avait succédé au barreau à Georges, avait l’air inquiet. Il disait que toute cette agitation n’était pas très bonne pour les affaires. A près de 90 ans, Georges qui avait élu domicile dans son fauteuil préféré, avait retrouvé une pointe d’ironie dans les yeux. Il aimait ce changement politique. Il disait à son fils que nous allions entrer dans des temps nouveaux, probablement exaltants et qu’il devait s’y préparer plutôt que de se crisper sur les situations du passé. J’ai beaucoup d’estime pour Georges : il a un vécu formidable, dont il a su tirer des leçons d’une grande hauteur de vue. Au soir de sa vie, il était encore le plus jeune de la famille.
Il eut la joie de voir naître sa petite-fille, il y a six ans, avant de s’éteindre hier. Elle porte le prénom d’Amandine. La maison est remplie de tristesse. J’ai renvoyé la vie de cette famille pendant un siècle et je suis un peu fatigué ce soir. Je crois que je vais m’éteindre en espérant retrouver Georges. Nous pourrions réfléchir ensemble. Tiens, j’entends la course d’Amandine.
-« Maman ! Maman ! … il n’y a plus personne dans le Miroir ! »
Et bien, quelle magnifique histoire.