Le reflet du temps
12 juin, 2009En 1895, j’ai été suspendu au-dessus de la cheminée par Amélie. Elle venait de se marier Amélie. Elle était fraîche, enjouée et gaie ce matin-là. Son oncle lui avait fait présent d’un magnifique miroir de Venise du XVII ème. Il faut dire que je suis d’une grande taille pour un miroir de cette lignée. D’un ovale très pur, je suis monté sur un cadre en cristal finement ciselé d’arabesques. Amélie n’en finissait d’admirer son sourire d’enfant devant cette dernière trouvaille, après avoir remercié son oncle dont la moustache grise frissonnait d’émotion.
Puis le temps a passé. J’ai assisté à l’arrivée du premier enfant d’Amélie dans le ménage. Pendant les longs après-midi d’hiver, Amélie interrompait parfois son ouvrage pour s’occuper de ce bébé qu’elle avait nommé Georges. Elle le nourrissait au sein, la scène était charmante. Parfois, elle l’invitait à s’admirer dans mon reflet, en lui disant qu’il était beau.
Mais Amélie s’ennuyait. Il faut dire qu’Henri, son époux, était un homme particulièrement morose. C’était un banquier renommé pour son savoir-faire. Il parlait peu, préoccupé qu’il était par ses affaires. Le couple sortait rarement. Amélie prit un amant. Un beau lieutenant de cavalerie dont le port altier et les manières nobles avait eu raison des faibles résistances d’Amélie. Pendant quelques mois, le militaire lui rendit visite tous les après-midi. Je dus assister à leurs ébats tendres et fougueux dans le salon et ne rien ignorer des mots doux qu’ils se susurraient à l’oreille, épuisés d’ivresse. Soudain vers l’hiver 1905, les visites cessèrent du jour au lendemain. Je n’en sus jamais la raison. Amélie, mouchoir à la main passait plusieurs heures par jour à pleurer. Le soir, quand son époux était sur le point de rentrer, elle se reprenait et réajustait devant moi sa tenue de façon à lui faire bonne figure.