Une journée vécue

André Vermeulin à 45 ans aujourd’hui. Depuis qu’il s’est rendu compte qu’il allait entrer dans la dernière moitié de son existence, il n’est plus tout à fait le même. Jusqu’alors, il a passé toute son existence d’adulte à trimer. Semaines et week-ends. Il se complait à dire que le temps a passé à la vitesse du vent sans qu’il s’en aperçoive. A force de travail, il a obtenu une haute position au Ministère des Affaires Etrangères. Il est respecté dans son quartier, par son entourage, mais aujourd’hui ça ne lui suffit plus. En ce jour anniversaire, André Vermeulin a décidé de vivre un peu. Ne serait-ce que pour voir l’impression que ça produit.

Il pense qu’il faudrait d’abord s’intéresser aux odeurs de la journée. D’ordinaire, il s’habille à tout allure, et, debout dans la cuisine, se contente de boire un demi bol de café,  préparé par sa femme, Muriel. Elle lui a dit cent fois de prendre le temps de déjeuner, mais André Vermeulin est pénétré de son importance, il doit donc être un homme pressé.

Ce matin, Muriel n’en croit pas ses yeux. Il s’est assis à la table familiale, a beurré longuement sa tartine, souri à sa femme, humé son café, bu une petite gorgée, et grimacé en reposant son bol :

-« Il y a longtemps que je bois ça ? »

-« Quinze ans…. pourquoi tu n’aimes pas ? »

Non, André n’aime pas. Voilà quinze ans, qu’il boit un truc qu’il n’aime pas. Il répond qu’il va s’occuper d’acheter du vrai café.

Dans le métro, il est pressé contre une jeune fille. Elle n’est pas désagréable avec son port de tête délié, sa peau lisse, ses yeux clairs bordés d’azur. Et puis André Vermeulin s’aperçoit qu’elle sent le muguet. Pourquoi ne respire-t-il plus les parfums ? La fille jette des coups d’œil inquiet à cet individu. Elle a l’habitude d’être reluquée dans tous les sens par les messieurs, mais celui-ci, en plus, a l’air de la renifler. Elle n’avait encore jamais rencontré ce cas. Un détraqué sans doute : elle amorce un mouvement de repli rampant pour se protéger.

André Vermeulin descend une station avant celle de son bureau. Il pense que marcher lui fera le plus grand bien. Il s’est rendu compte que sa taille n’a plus la finesse désirable et puis il a renoncé à passer sur la balance. Muriel a raison : un peu de sport ne nuirait pas.

Il traverse le jardin public. Le début du printemps fleurit. André vient de se rappeler que c’est les vacances scolaires. De son temps, on disait les vacances de Pâques, maintenant, c’est les vacances, mais on ne sait plus de quoi.

L’heure est matinale, mais les mères et les nounous ont déjà envahi les allées avec les enfants. André s’arrête : un gamin se tient près du bassin son voilier à la main. Le garçon va sur ses sept ans. Il examine sérieusement son bateau, son air boudeur se concentrant sur la coque. Il ne semble pas satisfait de sa navigation. André s’approche, s’accroupit à sa hauteur et observe l’enfant : un souvenir lointain lui revient. Mais la mère arrive et emmène brusquement le navigateur par la manche d’une démarche inquiète. André ne se rend pas compte qu’il vient encore de passer pour un obsédé potentiel pour avoir dévisagé la bouille d’un marin précoce.

Il poursuit sa route en croisant des promeneurs et des coureurs à pied. Il respire à plein poumon et puis il est surpris. L’air du printemps ne sent pas la même chose que l’air de l’hiver. Vermeulin se demande pourquoi, c’est pourtant le même oxygène. Mais dès le mois d’avril, il y a un petit quelque chose de plus léger.

Il s’arrête un instant devant le kiosque. En vue de la fête de la musique toute proche, une fanfare s’entraîne et entraîne les quelques badauds présents dans un air de jazz. André Vermeulin s’assied et décide d’écouter. Il sait que ce matin des dépêches urgentes à analyser l’attendent, en provenance du Liban. Le Moyen-Orient est à feu et à sang, mais André Vermeulin a envie de musique.

Il faut bien arriver au bureau néanmoins. Josiane, la secrétaire est stupéfaite : André Vermeulin est en retard d’une heure. Et en plus, il lui sourit en arrivant ! Pour la première fois depuis une décennie, il observe Josiane avec attention.

-« Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Ca va pas, non ? »

André Vermeulin feint de plonger dans ses dossiers. Il ne l’avait jamais vraiment détaillée, Josiane. Grande, bien faite, les cheveux taillés à
la Jeanne d’Arc, il fait le pari qu’elle doit plaire dans les soirées. Certes, elle a du caractère Josiane, il ne faut pas lui en compter, sous peine d’être rapidement remis en place. Mais André Vermeulin trouve que son air ronchon ajoute à son charme naturel.

A midi, Vermeulin a ses habitudes dans le bistrot d’en face. Il s’y rend parfois avec quelques collaborateurs pour avaler vite fait le plat du jour. Aujourd’hui, en poussant la porte, il salue à la cantonade. En temps ordinaire, préoccupé par les affaires de la Planète, il ne se montre pas aussi aimable. Derrière sa caisse, l’imposante Madame Berthe, propriétaire des lieux soulève un sourcil inquiet : avec tout ce qui se passe dans le monde, elle se demande pourquoi Monsieur Vermeulin a l’air aussi guilleret.

Aujourd’hui, c’est blanquette de veau. Fatima, la jeune étudiante beurette, s’approche d’André Vermeulin. L’affluence est encore faible, mais le coup de feu est pour bientôt :

-« Comme d’habitude ? »

-« Comme d’habitude, Fatima. »

Vermeulin suit attentivement la silhouette de la serveuse. Elle est souple et féline. Ça non plus, il ne l’avait jamais remarqué.

La blanquette de veau est délicieuse. André Vermeulin prend le temps de la déguster. Il a l’impression quand même que sa femme ne cuisine pas aussi bien, mais il n’en n’est pas certain. Il appelle Fatima qui s’approche d’un air inquiet :

-« Y a quelque chose qui va pas ??? »

De loin, Madame Berthe suit du coin de l’œil sa serveuse en discussion avec Monsieur Vermeulin. Fatima revient vers elle, ébahie :

-« Monsieur Vermeulin voudrait avoir la recette de la blanquette, Madame !!! »

-«Ça alors !!! »

Madame Berthe n’en revient pas. Voilà des années qu’elle sert un plat du jour à des hommes d’affaires qui ingurgiteraient n’importe quoi. C’est bien la première fois que quelqu’un s’intéresse à ce qu’elle met dans les assiettes !! 

L’après-midi, se tient la réunion hebdomadaire avec le Chef de Cabinet dans la petite salle du Conseil. A son arrivée, la demi-douzaine de hauts fonctionnaires présents se redresse d’un seul bloc, sauf André Vermeulin qui a dénoué sa cravate. Il sait désormais qu’une branche de thym ou de laurier peut transformer une simple blanquette en un régal de roi.

Madame Barbichon, à sa gauche, a commencé sa litanie. C’est la spécialiste de l’Afrique orientale. Tout le monde sait qu’elle n’y connaît rien et qu’elle n’y a jamais mis les pieds. Mais il fallait bien lui donner une attribution, on ne se débarrasse pas facilement de la belle-mère d’un ministre. D’un air de conspiration, elle annonce un coup d’état tous les huit jours. Compte tenu des mœurs politiques en vigueur dans cette région du monde, elle a une bonne chance de ne pas se tromper. Aujourd’hui, elle fait part d’informations inquiétantes qui lui sont parvenues en direct du Swaziland.

Quand elle parle ses bajoues tremblotent. Les bajoues de Madame Barbichon fascinent André Vermeulin. Il s’est toujours demandé de quelle consistance elles sont constituées. Aujourd’hui, il a envie de toucher : ils les touchent. Madame Barbichon s’arrête comme piquée par un insecte, jetant un coup d’œil furibard à son voisin. André Vermeulin a eu le temps de s’en rendre compte : les bajoues de Madame Barbichon ont la texture de la gélatine. En grande diplomate, elle garde son sang-froid et reprend son exposé. Ses informateurs lui décrivent une situation très agitée dans les rues de Mbabane.

André Vermeulin se penche vers son voisin de droite, Marcilly, le chargé de communication du Ministère :

-« Vous savez que Mbabane est la capitale du Swaziland, bien sûr ? »

Marcilly le toise d’un œil supérieur, derrière ses lunettes d’écaille :

-« Evidemment… »

Il n’en savait rien. Mais Vermeulin en a profité pour respirer son after-shave : ça sent la citronnelle. André s’amuse : Marcilly aurait-il peur des moustiques ?

C’est son tour de parler. Le chef de cabinet, en manipulant ses binocles, s’est tourné vers lui :

-« Monsieur Vermeulin ?… »

Il n’a rien préparé, mais ça fait cinquante ans que le Moyen-orient est sous tension, il va donc dire tranquillement la même chose que la semaine dernière. Il en profite pour dévisager ses interlocuteurs : ils ont tous une mine à faire peur. Défaits, fatigués, usés, la galerie de visages qu’il a devant lui pourrait enrichir n’importe quel marque de crème dermique. Dans un championnat de cernes sous le regard, la lutte serait serrée. Marcilly l’emporterait devant Madame Barbichon. De justesse.

Le soir venu, André Vermeulin rentre tôt. Sur le pas de sa villa, un chat noir et blanc, pelotonné sur un banc, l’attend. Vermeulin tend la main et le caresse : il ne souvenait pas que le pelage d’un chat pouvait être aussi soyeux. L’animal a l’air un peu étonné mais se redresse fièrement sous les doigts flatteurs.

Sa femme l’accueille tendrement. Vermeulin l’enlace et plonge le visage dans son cou : il s’enivre un instant dans sa douceur et dans son goût du miel. Aucun rapport avec les bajoues de Madame Barbichon.

-« Il y avait un chat devant la porte…. »

Muriel lui répond que c’est Bouloche, le chat qu’a adopté sa fille pour son septième anniversaire. Vermeulin s’interroge stupidement : Fabienne a dix ans aujourd’hui. Voilà donc trois ans qu’un chat vit dans sa maison. Il aurait du le caresser plus souvent, c’est apaisant comme sensation.

A minuit, André Vermeulin s’allonge dans le lit conjugal. Il a les yeux clos, un demi-sourire aux lèvres. Muriel s’inquiète un peu. Elle ne l’a jamais vu dans cet état :

-«Ça va ? A quoi tu penses ? »

-« J’imagine les rues de Mbabane : la luminosité du ciel, les couleurs vives des boubous des femmes, le babillement des marchands, le cri des volatiles exotiques, la douceurs des fruits du marché… L’odeur de l’Afrique … »

Muriel ne comprend pas et se retourne  pour s’endormir :

-« Il faudrait peut-être que tu prennes rendez-vous chez le toubib… »

Laisser un commentaire