Rose et Marie
C’est l’été. Par ce beau dimanche après-midi, les badauds sont nombreux le long de la Promenade et de ses jardins verdoyants. Rose a obtenu de sa mère la permission de sortir à condition qu’elle soit accompagnée de son amie Marie, de quatre ans son aînée. Il a été convenu que la jeune fille qui vient de fêter son vingtième anniversaire rentrera avant cinq heures.
Les deux jeunes femmes, en chapeaux fleuris et robes longues et légères, blanches et bleues, forment un bouquet changeant lorsqu’elles se pressent l’une contre l’autre en riant. Elles sont heureuses d’être ensemble, sans chaperon, s’amusant d’un rien, un bon mot de l’une déclenchant le fou rire de l’autre.
Marie a 24 ans. C’est une grande jeune femme brune. Son beau regard sombre est continuellement éclairé par la curiosité et l’attention qu’elle porte à ses interlocuteurs. Rose est plus discrète : ses yeux bleus sont le reflet d’une grande inquiétude face à la vie qui s’ouvre devant elle. Mais elle est toujours tirée de ses rêveries par son amie.
Elles sont ravissantes. Leurs bras nus montrent leur peau tendre et claire. La mère de Marie est modiste. Elle est au courant des dernières tendances des grands couturiers parisiens. Elle a cousu deux robes du dernier chic que les deux jeunes femmes sont fières de porter. Elles jouent de leurs ombrelles qui les protègent des ardeurs de l’été, tout en savourant l’effet qu’elles produisent sur les hommes qu’elles rencontrent.
Sur l’avenue, les couples se croisent en se saluant. Quelques uns poussent un landau, s’arrêtent en rencontrant une connaissance. Les hommes s’inclinent en ôtant leur chapeau. On se penche sur l’enfant, on s’exclame, on félicite les parents, puis on poursuit son chemin.
Rose et Marie aperçoivent Monsieur l’Instituteur. Martelant le sol de sa canne, il a cet air sévère qui impressionne toujours autant la plupart des gamins du canton. Lui est seul. Affecté depuis 15 ans dans cette ville de province, il y est resté célibataire. Rose et Marie ont été parmi ses plus brillantes élèves. Elles le saluent respectueusement.
Voici, un jeune militaire en uniforme bleu horizon qui se dirige vers la gare, rentrant de permission. Il a un regard impertinent vers les jeunes filles. Elles pouffent de rire en se cachant derrière le bout de leurs doigts gantés.
Elles arrivent au but de leur promenade. Le long de la rivière qui traverse la ville, la guinguette du Père Mathieu s’est installée sous les frondaisons. Elles prennent une petite table d’où elles peuvent admirer le paysage. Les serveurs ceints d’immenses tabliers blancs s’activent, une serviette sur le bras ou l’épaule. Le plus jeune s’avance vers Rose et Marie : il rougit légèrement en dévisageant les deux jeunes filles. Marie s’en amuse, Rose ne s’est rendu compte de rien. Elles savent depuis longtemps ce qu’elles vont boire. Mais, elles font semblant d’hésiter avant de commander une absinthe.
Leurs regards font le tour de la terrasse. Toute la ville parait s’y être donnée rendez-vous. Les conversations s’entremêlent. Parfois des cascades de rires ou des cris s’élèvent. Des enfants courent entre les guéridons, rappelés à l’ordre de temps à autre par leurs mères. Un petit garçon, en col marin, s’arrête devant les deux amies. Son visage est constellé de tâches de rousseurs. Marie lui demande son nom. Ses sourcils se froncent comme s’il n’avait pas compris. Puis il s’enfuie à toutes jambes.
A contre-jour, les silhouettes délicates et déliées des jeunes femmes se détachent sur les feuillages inondés de soleil qui bordent le cours de l’eau. Quelques regards masculins s’attardent sur elles.
Autour d’une table lointaine, elles croient voir Monsieur le Maire entouré de son conseil municipal. Le geste ample, le ventre rond, bardé de son écharpe tricolore, il donne l’impression de poursuivre la réunion de la matinée. Il a le verbe haut, il rie bruyamment. Dans son dos, un quémandeur se penche vers lui, le chapeau à la main. Le Maire a écouté sa requête et lui réponds de ne pas s’inquiéter.
Plus loin, trois jeunes gens en redingote chahutent bruyamment. L’un d’eux se détache du groupe et vient s’incliner devant les deux jeunes femmes. C’est Antoine, le fils du notaire. Son regard est timide, mais franc. Sa stature est souple et sportive. Rose l’a déjà remarqué alors qu’elle avait accompagné sa mère à l’étude du père du jeune homme pour régler quelque affaire courante. Il la regarde plus particulièrement tout en saluant Marie. Il dit que le temps est superbe aujourd’hui et qu’il est ravi de croiser les deux jeunes filles. Il a l’air un peu emprunté, Antoine. Il demande à Rose des nouvelles de sa mère. Il ajoute qu’il espère que Rose et Marie s’amusent et qu’il aimerait pouvoir emmener les deux jeunes femmes au bal de la soirée. Rose rappelle qu’elle doit rentrer à cinq heures. Le jeune homme est contrarié mais répond qu’il ira demander l’autorisation de Madame, la mère de Rose. Il salue de nouveau galamment et rejoint ses amis.
Marie rit de plus belle. Elle a remarqué la trouble de Rose qu’elle taquine en la félicitant de la conquête qu’elle a faite. Antoine est un jeune homme charmant, bien élevé, d’une famille de haute réputation et probablement très bien nantie. Rose est troublée. Elle dit « Veux-tu bien te taire… ».
Au bord de l’eau, un pêcheur s’obstine tandis qu’une barque se profile sous le saule pleureur. Un jeune ouvrier, les manches de chemise retroussées, la manœuvre. Sous l’effort, il a repoussé son canotier sur le sommet du crâne. A l’autre extrémité de l’embarcation, une jeune fille est étendue dans une pose alanguie. Elle s’est penchée pour laisser le bout de ses doigts effleurer la surface de l’eau. Elle a l’air perdue en rêveries. Le jeune homme l’observe fiévreusement. Marie plaisante : elle dit à Rose que ces deux-là sont bien partis pour la vie.
Un peintre s’est mis à l’ouvrage un peu plus loin sur la rive. Rose s’aperçoit qu’il peint quelque chose qui n’a rien à voir avec le paysage. Les deux amies s’esclaffent.
Marie dit que l’été est superbe et que la fête du village, le 15 août prochain sera une vraie réussite. La maman de Rose permettra-t-elle une nouvelle sortie ? Peut-être jusqu’au bal de la soirée cette fois-ci.
Vers 17 heures, une légère brise rafraîchit l’atmosphère. Rose se lève et dit qu’il est temps de rentrer. Marie trouve que c’est dommage de ne pas profiter davantage de la journée. Mais elle prend le bras de son amie et toutes deux s’en retournent.
C’était en France, le dernier dimanche du mois de juillet 1914.
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