Un jour d’été
Il fait soleil ce matin, mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres.
Ils sont tous là. D’abord, il y a ma femme. 35 ans de vie commune. Comme beaucoup, nous sommes passés par tous les états de la vie de couple : passion, déchirement, indifférence, tromperie, regrets…Mais, au bout du compte, nous avons tenu. Je crois que l’intelligence a pris le dessus sur le sentiment.
Elle a sorti son tailleur sombre. Nous l’avions acheté ensemble pour l’avant dernier enterrement de famille. Celui de la tante Marthe.
Hélène a 55 ans. Elle a les traits marqués. Ses merveilleux yeux gris clair sont un peu rougis. Le regard est lointain. Le soleil pose des éclats roux dans sa chevelure brune. Elle n’a pas plus la beauté qui m’emporta, il y a déjà tant d’années. Mais elle a encore de la classe. Ses interlocuteurs lui adressent quelques mots à voix basse avec respect.
Gérard, mon frère est venu. Depuis Lyon. Pour une fois, il est à l’heure. Gérard a toujours été en retard. Ma mère l’a mis au monde 16 ans après moi. D’un tempérament lymphatique, il a toujours fallu le houspiller pour qu’il avance. Maman et moi, nous avons obtenu de haute lutte qu’il réussisse un BEP de comptabilité à 18 ans. Puis, il a fallu pratiquement lui trouvé son emploi. A 37 ans, il a convolé en noces plus ou moins justes, à la surprise générale. Marie, sa femme est aussi venue : elle le mène à la baguette. Présentement, elle lui dit qu’il aurait pu, pour un enterrement, éviter de s’affubler d’une ridicule cravate fantaisie. Les deux enfants les suivent en rouspétant.
C’est que les deux garçons de Gérard ont 13 et 11 ans et qu’ils avaient bien d’autres envies dans la tête pour passer ce dimanche. Ils sont particulièrement désagréables depuis que leur père les a traînés dans ce trou de verdure pour assister à une mise en terre.
Le curé arrive et range sa 4L sous le marronnier. D’un coup d’œil, il évalue brièvement la trentaine de personnes qui attendent devant son église. Il en est tout de même à sa troisième cérémonie de la journée, et je sens bien qu’il commence à fatiguer un peu. De plus, il souffre de la chaleur. Ventripotent, tout en rondeur, il se déplace avec peine. Visiblement, il se dit que le boulot est le boulot et qu’il faut y aller quand même. Il pousse les deux grands ventaux de la maison de Dieu et fait signe à la petite troupe de le suivre. Le cortège se forme aussitôt.
Tiens, Dumartin est venu aussi. C’est un ancien collègue de bureau. A la retraite comme nous tous, il n’a rien d’autre à faire. Il passe son temps à suivre des enterrements. Son long faciès émacié colle bien à ce genre de situation. Dumartin à toujours été un pleurnichard. Employé de bureau pendant 30 ans, il était toujours de ceux à qui il manquait quelque chose. Sa chaise était trop haute ou trop basse. Il avait la lumière du jour dans la figure ou alors sous un mauvais angle. On ne lui donnait jamais les fournitures qu’il avait demandées. Il voyait bien que c’était toujours les mêmes les mieux servis…etc…etc….
Les uns et les autres entrent dans l’église sur la pointe des pieds, les murmures cessent, les enfants se poussent du coude. Les pompes funèbres ont déjà apporté le cercueil qui attend sur des tréteaux devant l’autel.
Les « invités » ont bien fait les choses. Au pied du défunt, s’amoncellent des couronnes. Gérard est de nouveau en retard. Il bouscule un peu tout le monde en apportant une brassée d’orchidées roses et blanches. Il la dépose maladroitement avec les autres et se retire avec gêne. En reculant, il trébuche sur une marche. Sa femme secoue la tête d’un air désespéré et exaspéré.
Soudain, quelqu’un commence à jouer de l’harmonium. C’est Armande, une des plus anciennes du village qui rend le même service pendant toutes les cérémonies. Avec elle, on est sûr du coup. Elle est toujours là, elle ne se trompe jamais de registre. C’est la sécurité même, Armande. Comment va-t-on faire pour son propre enterrement ?
Le curé qui s’était retiré dans sa sacristie fait son entrée. La fraîcheur des lieux lui a redonné un peu de vigueur, il marche d’un pas décidé avant de s’agenouiller devant l’autel. Les deux enfants de chœur le suivent, enfin essayent, au pas de course. Ils ont été réquisitionnés et avaient visiblement, eux aussi, d’autres projets.
Dans l’assistance, il y a beaucoup de gens que je ne reconnais pas. Il est vrai que je suis parti de mon village natal depuis 30 ans et que je n’y suis guère revenu. Sauf aujourd’hui.
Je vois quand même Lucien, la moustache en bataille. C’est le fils de l’ancien tenancier du bistrot, fermé depuis bien longtemps. A l’école primaire, nous étions inséparables tout en nous mettant de bonnes peignées de temps à autres. Il est amaigri, voûté. Il a l’air malheureux.
Le curé a déjà commencé dans un silence… religieux. On entend néanmoins des raclements de gorge et parfois un reniflement. A part quelques enfants, l’assistance est plutôt âgée. Outre Armande, qui continue à donner le ton, il y a de nombreux spécialistes des messes d’enterrement. Aussi n’y a-t-il que peu d’erreurs : tout le monde se lève et se rassieds quand il le faut. Le curé a l’air content, il a un public de connaisseurs.
Arrive le moment attendu de son sermon. Il sait que sa messe sera jugée à cet exercice. Mais il n’a pas peur, il a l’habitude et domine bien son sujet. Il retrace rapidement la personnalité du défunt et puis invite à une réflexion sur le sens de nôtre venue sur terre. Il dit que cette journée nous renvoie tous à notre propre destin. Mais qu’il ne faut pas craindre l’avenir, Dieu accueillera tout le monde sans distinction. Il ne parle pas mal, il a le sens de la formule, les gens sont rassurés.
La cérémonie touche à sa fin. Ca remue un peu sur les chaises en paille. Il y a plus de toussetements qu’au début. Certains sont sur le point de sortir et se font retenir par le bras. Il faut laisser passer le cercueil en premier.
Les hommes des Pompes Funèbres arrivent. J’admire leur air. Ni compatissants, ni lassés, ils ont atteint un degré d’empathie apparente presque parfait. Ca sent le professionnalisme. Ils emportent le cercueil, suivi par le curé et les enfants de choeur et le cortège se forme de nouveau derrière eux.
La lumière de ce début d’été éblouit les uns et les autres à la sortie de l’église. Les lunettes de soleil sortent.
Le défunt est enfourné dans le corbillard qui prend la direction du cimetière à 500 mètres. La mécanique est parfaite, le véhicule va à petite allure sans caler. Il s’agit de ne pas lâcher les participants qui, eux vont à pied, la tête basse. Les femmes ont les mains croisées devant elles, les hommes marchent les bras dans le dos. Quelques uns échangent. Ils ont un mot pour le défunt : « C’était quelqu’un de bien » ou alors pour la messe : « C’était une belle messe ». Plus fréquemment, ils s’invitent à déjeuner ou à boire un verre « après ».
Gérard se distingue encore. Il s’écarte soudainement du cortège pour relacer sa chaussure sur un banc. Sa femme se tourne vers lui en tapant du pied.
Enfin, le cimetière. Le trou béant est prêt. Les fossoyeurs, manches de chemises retroussées sont appuyés sur leurs pelles en regardant le défilé arriver. Le cercueil, enlacé de cordages, est rapidement descendu à sa place. Les hommes et les femmes se serrent autour du curé qui va encore dire quelques mots. Il dit effectivement que le défunt va manquer, mais qu’il ne faut pas être triste, Dieu l’aura en sa sainte garde. Puis chacun, jette la rose qu’il avait préparée et s’en retourne. Les fossoyeurs, en reprenant leurs outils, font leur œuvre.
Ce n’est pas un jour comme les autres aujourd’hui. C’est celui de mon enterrement.
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