Archive pour avril, 2009

La vie d’un autre

30 avril, 2009

Je menais pourtant une petite vie très tranquille. Comptable dans une imprimerie familiale, je ne craignais pas pour mon emploi, comme tant d’autres. A cette époque, les affaires marchaient plutôt bien. Paradoxalement, depuis l’avènement de l’ordinateur, alors qu’on nous promettait la civilisation du « zéro papier », les foyers étaient de plus en plus envahis de messages publicitaires dans les boîtes aux lettres. Certes, les computers permettaient des manipulations merveilleuses, mais les hommes et les femmes de ma génération ne pouvaient s’empêcher de tirer sur papier leurs photos de vacances, leurs diplômes ou leurs relevés bancaires. Tout ce que l’industrie de l’imprimerie comptait de fins stratèges en avait donc déduit qu’il existait entre l’être humain et la manipulation du livre, du journal, du bulletin, de la lettre, un rapport affectif et quasi charnel qui résisterait à l’écran, à la technologie et au temps. En un mot, nous nous frottions les mains.

Le patron André Soupiron avait hérité sa maison d’une longue lignée d’imprimeurs. Et il avait su la maintenir à flots en s’adaptant à toutes les évolutions. André Soupiron vivait comme un homme simple qui gouvernait une cinquantaine de salariés de façon simple. Point de leçon de management, mais du travail, de la rigueur, de la discipline et de la convivialité. Il savait fermer les yeux sur les écarts quand il sentait qu’ils n’étaient pas causés par la mauvaise foi, la paresse ou l’incompétence. Mais, il ne transigeait pas avec les fainéants, les troublions, les casseurs d’ambiance ou d’autres choses.

Je partageais mon bureau avec Mademoiselle Perruchon, la secrétaire de direction, au-dessus de l’atelier. Vingt-cinq ans de boutique derrière elle, Mademoiselle Perruchon connaissait tout et tout le monde. Quand son bec d’aigle et son regard d’acier, derrière ses lunettes à fortes montures, se posaient sur vous, vous saviez déjà qu’elle connaissait par avance l’objet de votre question. Beaucoup ne l’aimaient pas, mais André Soupiron ne pouvait s’en passer tant elle se montrait efficace et donc précieuse. Mes premiers rapports avec Mademoiselle Perruchon avaient été difficiles pour ne pas dire coincés. Mais j’avais appris à la connaître : il suffisait d’être déférent et de louer, par moments, sa compétence pour obtenir d’elle beaucoup plus que ne l’imaginaient ses détracteurs.

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Compte à rebours

29 avril, 2009

- treize à la douzaine ou treize à table, invite donc ta mère, ça fera quatorze,

- douze apôtres ou alors les douze signes du zodiac : je suis bélier, si ça intéresse.

- onze joueurs de foot avant l’expulsion de l’arrière gauche,

- dix petits nègres ou alors dix de der ou alors je vous répète dix fois la même chose

- neuf à la coque ou propre comme un sou

- huit heures du soir, mets les infos,

- sept péchés capitaux ou alors sept petits nains, huit si l’on compte Blanche-Neige, et neuf avec la sorcière,

- six œufs ou bien six mètres au saut à la perche, c’est beaucoup,

- cinq filles du docteur March (le pauvre) ou encore cinq heures, c’est la sortie des bureaux, c’est pas trop tôt,

- quatre mousquetaires ou quatre barré ou bien ne coupez pas les cheveux ainsi,

- trois mousquetaires (avant qu’ils ne rencontrent d’Artagnan) ou bien trois coups de cuiller à pot, ni vu ni connu, je t’emballe,

- deux font la paire ou alors deux et deux font quatre quand tout va bien,

- un Hun,

- zéro pointé ou encore zéro est arrivé,

- moins un ! Il fait froid pour la saison !

Et toc !

28 avril, 2009

Chez moi, tout doit être parfait. Dans le moindre détail. Je suis toujours en train de ranger, de laver, d’épousseter, de nettoyer. Je passe l’aspirateur trois fois par jour, je vérifie mes robinets toutes les heures. Je casse les pieds à mon entourage pour des babioles. Dès que mon mari déplace un bibelot dans le salon, je me précipite pour le remettre en place. Au centimètre près : j’ai pris des mesures. Je suis intraitable.

C’est grave, je suis sûre que c’est grave : je dois avoir un TOC où alors quelque chose comme ça. Et puis, en plus, j’utilise des expressions qui reviennent à tous bouts de champ dans mes propos : « C’est un détail, mais….. », par exemple ou alors « Soit dit en passant… ». Remarquez bien que mon mari dit toutes les cinq minutes : « Mon pauvre chérie… », ou alors « J’en mettrais pas ma main au feu… », ou encore « Ca fait pas un pli… ». C’est très énervant. Les gamins, ce n’est pas beaucoup mieux. Lorsqu’ils déclarent d’un air hautement convaincu : « C’est clair… », vous pouvez être sûr que ce ne l’est pas et qu’ils sont justement en train de préparer un coup tordu.

Ma copine Juliette m’a conseillé de consulter un psy. Je l’ai écouté, d’ailleurs j’ai intérêt : c’est ma dernière vraie copine.

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Lucien Grognasson prend les affaires en mains

27 avril, 2009

Monsieur Grognasson n’en démords pas : 

- C’est facile de dire que tout est la faute à la crise!

- Il y a cinquante ans, on avait moins d’argent mais la France allait beaucoup mieux!

- Remettons en vigueur les vieilles recettes qui marchent!

Lucien Grognasson a des solutions !

L’équipe de France de foot, ça ne va pas du tout!  Les célèbres footballeurs de 1958 jouaient un ton au-dessus. Il faut rappeler Kopa, Fontaine et Piantoni et jouer en WM comme au bon vieux temps.

D’ailleurs, il n’est pas content du gouvernement non plus. Il pense immédiatement à proposer le Ministère de l’intérieur à Léon Blum et puis peut-être les Affaires étrangères à Clémenceau, ça ira mieux.

A la télé, les programmes sont lamentables! Il inaugurera dès la prochaine rentrée sa nouvelle grille. Denise Glaser et son Discorama reviendra le dimanche à l’heure du gigot dominical. Puis, il mettra Le Manège Enchanté et Nounours en prime time etla Séquence du Spectateur de temps en temps.

Quant à l’économie nationale, il faut qu’il s’en occupe également. Il va remettre en circulation les anciens francs de 1959 qu’il avait gardés entre ses piles de draps, à gauche dans l’armoire de sa chambre.

C’est quand même pas difficile!

Un secret du vatican

26 avril, 2009

Sa Sainteté Jean-François Ier se montrait d’une grande maladresse. Au début de son règne, ses  écarts de conduite s’expliquaient sans doute par une inadaptation naturelle à ses fonctions sacrées, sur la fin je pense qu’il jouait adroitement de sa gaucherie. Le pape ne pouvait effectuer une sortie officielle sans proférer une bourde diplomatique ou commettre une gaffe politique. Pendant ses audiences, il lui arrivait fréquemment de tancer ses interlocuteurs dans un langage simple et direct qui n’avait jamais été entendu dans les couloirs du Vatican.  

Dès son sacre, la presse internationale commença à brocarder le nouveau pape dans toutes les langues. Mais aucun journaliste ne sut jamais la vérité sur son élection et son pontificat. La vérité que je tiens de Monseigneur l’Archevêque Célestino Biaggi sur son lit de mort, je suis à ce jour seul à la connaître.

Je suis l’abbé Gianluca Martinelli. En ce 27 septembre 2018, je viens de confesser Monseigneur l’Archevêque Celestino Biaggi avant que Dieu ne le rappelle à Lui. Lié par le secret de la confession, je ne trouve pas d’autre moyen de me délivrer du lourd secret qu’il m’a confié : je l’écris.

Il y a deux ans, notre très Saint-Père, le regretté Benoit XVI décéda. Ses funérailles et sa succession furent organisées selon les règles édictées par son prédécesseur Jean-Paul II en 1996.

Monseigneur Biaggi, en tant que Maître des célébrations liturgiques du Saint Père, fut chargé de la gestion matérielle du conclave.

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Une histoire à l’eau de mer

25 avril, 2009

Ce matin, je prends mon thé sur la terrasse. Des écharpes de brumes s’attardent encore sur mon horizon maritime, mais je sais qu’elles se lèveront rapidement et que le ciel se dévoilera, lumineux, superbe. Comme tous les matins d’ailleurs.

Le vol affolé des mouettes en quête de leur pitance du matin me distrait un instant.

Autre rite journalier : l’hélicoptère a déposé les domestiques à six heures. Maria s’active dans la chambre. Alexandre s’occupe du petit déjeuner. Pierre travaille déjà dans la roseraie, sécateur en mains.

Lorsque j’ai acquis cette île perdue au milieu de l’Adriatique, j’avais l’impression d’avoir acheté le paradis pour moi seule. Personne ne la connaissait, elle ne figurait sur aucune carte. En construisant une villa de 20 pièces, dotée de tout le confort moderne sur les hauteurs de l’île de Birighi, je pensais même avoir inventé le paradis de mon vivant. Voilà dix ans, que je m’y suis assignée à résidence.

J’avais oublié un acteur insinuant et perfide : l’ennui. En dégustant la confiture de figues qu’Alexandre se procure chez le producteur, je suis obligée de m’avouer que je n’ai aucune idée de la manière dont je vais occuper ma journée. La question était la même hier et les jours d’avant et sera identique les jours suivants. Je ne suis dotée d’aucun don botanique. Pierre s’occupe admirablement de mes massifs, je n’ai plus que la peine de cueillir le fruit de ses efforts. Sur le plan artistique, le bilan n’est pas meilleur : les efforts méritoires de mes parents pour m’inculquer un peu de solfège sont enterrés depuis longtemps. De toutes façons, si une envie soudaine de musique classique me taquine, j’ai les moyens de convoquer immédiatement les meilleurs solistes européens pour un concert privé.

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Un peu de maths, ça ne fera de mal à personne

24 avril, 2009

Marcel est étudiant en maths. Il a chez lui l’intégrale de Serge Lama et une collection de produits dérivés de la morphine. Son comportement est donc tangent par rapport à la loi normale. Certains soirs, son taux d’alcoolémie croît de manière exponentielle. Parfois il sort en se soustrayant à son cercle familial et prend froid à ses sinus.

Marcel multiplie les paraboles pour essayer d’expliquer son chemin sinusoïdal. Il pense qu’il doit explorer ses limites faute de quoi son chemin va tendre vers l’infini et il ne trouvera pas de solution à son équation personnelle. Un jour, il verra la vie sous un angle droit, de manière carrée, avec hauteur et pourra tracer une parallèle avec la ligne droite suivie par son père ou entrer en corrélation positive avec le coefficient de détermination de ses aïeux.

Un doux rêveur…

23 avril, 2009

J’ai horreur d’arriver en retard. Quand vous êtes en retard, vous vous affolez, vous courez, vous vous mettez en nage et c’est généralement là que se produit l’incident qui va vous mettre encore plus en retard et compromettre définitivement vos chances d’attraper votre train : votre valise s’ouvre dans la rue, vous ne savez plus où est votre billet ou alors le train a changé de quai et vous n’avez pas entendu l’annonce dans le haut-parleur, occupé que vous étiez à récupérer de votre course haletante, chargé comme un mulet.

Ce matin, je suis donc en avance, comme d’habitude, pour prendre le TGV. A six heures trente, il y a déjà du monde. D’ailleurs, je suis surpris qu’autant de travailleurs se lèvent aussi tôt. La grande révolution du TGV a été de forcer ceux qui émergeaient tranquillement de leur lit vers sept heures trente à mettre le pied par terre deux heures plus tôt, pour avoir le plaisir de travailler à Paris, ce qui, n’est-ce pas, est tellement plus sûr pour envisager une promotion professionnelle.

Arriver en avance met à l’abri des inconvénients cités précédemment, mais suscitent d’autres désagréments. Le temps à passer, il faut le tuer. Je ne monte pas tout de suite sur les quais où je sais qu’il fait un froid de canard. Je veux bien prendre le train dans une certaine tranquillité d’esprit, mais pas au prix d’une bonne grippe. Je fais donc comme tout le monde, je vais au kiosque pour acheter une revue. Les hebdomadaires s’étalent devant mes yeux endormis. Les couvertures parlent toutes des mêmes sujets : j’en choisis une au hasard.

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Un commerce lucratif

21 avril, 2009

Maurice est trafiquant d’âmes. Parfois, il les achète, parfois il les vend. Ceux qui ont vendu leur âme à Maurice ne s’en vantent pas, car Maurice est dur en affaires. Beaucoup lui ont remis leur âme pour une bouchée de pain, une faveur passagère, un honneur superficiel. Lorsqu’un citoyen rend l’âme, Maurice intervient tout de suite pour exercer un droit de préemption sur l’esprit du défunt.

Certains n’ont pas voulu cautionner ce trafic. Ils sont repartis de l’échoppe de Maurice avec leur âme petite, basse, médiocre. On pourrait dire qu’ils s’en sont retournés la mort dans l’âme.

D’autres ont détourné le regard en passant devant le magasin de Maurice. Ces personnes ont l’âme chevillée au corps.

De son commerce, Maurice a tiré des âmes souillées, vils, basses qu’il répare dans son atelier d’insertion pour en sortir des âmes belles, hautes, droites, généreuses qu’il revend avec un bénéfice substantiel. Parfois pour fidéliser les bons clients, Maurice consent un supplément d’âme pour le même prix. Maurice est très riche.

Un désaccord chromatique

20 avril, 2009

Le rouge et le bleu ne s’entendent pas du tout. La mésentente dure depuis longtemps. La preuve c’est que quelqu’un a pris soin de les séparer sur le drapeau tricolore par le blanc, qui n’a rien demandé à personne. Le rouge s’énerve souvent, on pourrait dire qu’il voit rouge, le rouge ! Le sang lui monte aux joues lorsque le bleu lui reproche son tempérament trop agressif. Le rouge met alors en évidence la multiplicité de ses tons et de ses dégradés qu’il trouve du meilleur effet. Ce n’est tout de même pas le bleu qui peut réussir ce chatoiement de teintes empourprées quand l’automne embrase les prés et les forêts tout de même ! Et puis le rouge fréquente la haute société, il n’a donc rien à voir avec le milieu prolétaire du bleu. Personne n’a jamais dit qu’on allait déployer le tapis bleu pour accueillir des hôtes de marque ! Par contre, on parle fréquemment dans les familles ouvrières du bleu de travail !

Le bleu, lui, vante l’harmonie des ciels marins et des flots de l’océan qu’il souligne à merveille en été comme en hiver. Le bleu dispose de nombreuses variétés qui en fait une couleur très subtile : l’indigo, le cyan, l’outre-mer ! Et puis, il sait aussi tellement bien se mêler aux reflets d’argent dans le regard des jolies femmes lorsqu’elles deviennent amoureuses. On n’a encore jamais vu des yeux rouges lorsque les sentiments enfièvrent les coeurs, enfin sauf sur des photographies ratées. De plus, contrairement aux affirmations du rouge, le bleu s’enorgueillit d’une lointaine ascendance aristocratique. Il fut la couleur des rois de France dès les premiers capétiens. Enfin, jusqu’à cette regrettable affaire de 1789.

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