Amour et choucroute
C’est le jour de la choucroute. La spécialité alsacienne remplit la cantine. Elle tient la seconde position dans le hit-parade des interruptions méridiennes à grand spectacle. Juste après le couscous. Le plat fétiche des nords africains est un des piliers de la politique des ressources humaines dans l’entreprise. Suchard, le chef du département du personnel, a pu démontrer que lorsque le cuisinier le programme au menu, l’absentéisme diminue nettement dans les bureaux.
Les jours de couscous, les stratégies les plus audacieuses ont été mises au point pour être le mieux et le plus rapidement servi au comptoir. Par un effet extraordinaire, les réunions les plus longues s’achèvent précipitamment à onze heures et demie. A partir de cet instant, tous les motifs sont bons pour arracher la meilleure place dans la file d’attente qui se forme à la porte de la cantine.
Depuis quelques temps, on note également une remontée de l’affluence lorsque le menu priorise le pot-au-feu. Les observateurs les plus assidus rapportent que ce progrès est du à l’adjonction d’une pomme de terre et d’une carotte supplémentaire dans la garniture. Je n’ai pas les résultats de l’étude complète, mais Bouboule, du service courrier est sûr de son affaire. Il a visiblement détourné la nouvelle étude de Suchard sur le sujet. C’est un fait scientifiquement prouvé : la garniture est un élément déterminant dans l’attractivité du pot-au-feu.
Bien que la spécialité culinaire d’Alsace perde un peu de terrain sur ses principaux rivaux gastronomiques, la choucroute s’est invitée aujourd’hui. Depuis ce matin, des relents acides circulent dans les couloirs. Au moment où je pousse les battants de la porte du restaurant, je suis frappé par les rumeurs des discussions, le cliquetis des couverts, les bouffées de chaleur qui s’échappent des cuisines et l’odeur aigre du chou.
Je n’ai pas le choix, c’est choucroute pour tout le monde. Je réussis néanmoins à enlever une assiette de carottes râpées en guise d’entrée, au nez et à la barbe de Mademoiselle Mouchu du Service des Archives. Quand je dis la barbe, ce n’est pas une façon de parler. Elle prend sa revanche sur les fruits en se jetant sur la dernière pomme mangeable avec un air revanchard et satisfait tandis que je me contente d’un yaourt à la fraise sensé me faire perdre mon embonpoint de travailleur sédentaire.
Après la caisse, le premier problème qui se pose à tout salarié en quête d’une pause bien méritée, c’est d’éviter le voisinage du service courrier. Sa tablée est organisée telle la cène autour de Bouboule qui la domine de toute sa stature et de ses principaux apôtres : Loulou, spécialiste de la blague obscène, Toto, impérial dans le lancer du petit pois à la petite cuiller et Maurice, premier à table, dernier à s’en lever.
Les ténors du service s’interpellent et s’invectivent bruyamment tandis que les canettes de bière circulent de mains en mains. Je contourne ce premier obstacle au moment où Bouboule, en chef de chœur, entonne le premier couplet du « Curée de Camaret ».
Mais voici que je me trouve devant Lucas, du Marketing. Au dernier moment, je réussis à faire semblant de ne pas l’avoir vu. Grâce au ciel, son visage émacié et son regard de chien battu plongent dans son assiettée alsacienne lorsque je passe à ses cotés. S’asseoir aux cotés de Lucas, c’est se condamner à écouter longuement ses diatribes contre l’incompétence de la hiérarchie qui s’entête à refuser tous ses projets et qui choisit des stratégies qui ne tiennent aucun compte de ses recommandations avisées. Je ne suis pas non plus disposé à le consoler du quatrième refus de promotion qu’il vient d’essuyer depuis le début de l’année. Lucas se console avec du mauvais vin qui tâche régulièrement ses chemises mal repassées.
Plus loin, les bras toujours chargés, je décoche un sourire de circonstance à Mademoiselle Mouchu qui ne manque pas de disposer, bien en évidence devant elle, la pomme que je convoitais. Trois chaises plus loin, Potiron du Service Informatique. Il n’y a aucun risque qu’il m’invite à ses cotés. Voilà déjà trois ans qu’il drague Lucienne de la compta. Son profil à la chevelure artistiquement défaite se penche au-dessus de son plateau et du sien. Sa cravate profite amplement de l’amoncellement de charcuteries fumantes qui trône devant lui tandis qu’il s’emploie à faire rire Lucienne qui dissimule vivement son hilarité niaise dans sa serviette en papier rose.
Klein et Mulot, les stars du service Ventes ont l’air profondément préoccupés tout en découpant en fines rondelles leur Francfort rebondie. Le Paris Saint-Germain a encore perdu ce week-end et les deux commerciaux se sont de nouveau lancés dans une longue exégèse du mal qui ronge leur équipe favorite. Je n’ai pas d’avis sur les joueurs à remplacer, ni sur le nom de l’entraîneur miracle qu’il faudrait absolument recruter pour sauver les meubles parisiens. A éviter donc.
Un piège m’attend plus loin, près de la baie qui ouvre une vue plongeante sur le parking de l’entreprise. Duvillard, le patron siège entouré de sa cour : Petrescu, son chef de cabinet. Marie Bourguignon, son adjointe et Burlat. Burlat, je n’ai pas encore compris sa fonction, mais il vit partout où vit le patron. On dirait qu’il est satellisé autour du fauteuil directorial quelque soit l’occupant de ce dernier.
Si je m’approche du quatuor, Duvillard va me héler de façon à ce que je déjeune avec lui. Il le fera dans un style qui se voudra très convivial, dans le genre « je suis le patron, mais je mange à la cantine comme tout le monde, près du peuple ». La dernière fois que j’ai été pris au piège, il a essayé de me tirer les verres du nez entre la poire et le dessert ou plutôt entre la harissa et la compote, puisque c’était une journée couscous et que je n’avais pas trouvé de place ailleurs. Il avait entamé la conversation dans le style Duvillard, c’est-à-dire en flattant outrageusement le subordonné qui lui fait face :
- J’ai beaucoup aimé votre dernier rapport, vraiment !
Occupé à avaler ma dernière bouchée, j’avais eu à peine le temps de penser que je ne lui avais pas transmis de rapport depuis bien longtemps. Duvillard, le nez pointé sur sa crème caramel avait poursuivi son interrogatoire négligemment :
- Alors, sur quoi travaillez-vous en ce moment, mon petit ??
Chacun sait dans l’entreprise que lorsque Duvillard éprouve le besoin d’ajouter « mon petit » à ses propos, c’est qu’il a une idée derrière la tête. C’est ainsi qu’il avait exploité le temps que j’avais mis à terminer mon dessert pour me refiler les dossiers de Mademoiselle Charpentier qui, à la surprise générale, avait trouvé le moyen de partir en congé maternité quelques jours plus tard.
Ouf ! Gabillaud, un employé taciturne du service juridique, surnommé agréablement « la carpe » par ses collègues de bureau, vient d’achever son repas et me cède sa place. Un peu à l’écart des groupes, près d’un pilier, je serai idéalement placé pour me restaurer. Les rires de la table dirigée par Bouboule me parviennent de loin. Je ne manque pas d’observer du coin de l’œil le manège obséquieux de Burlat. Il est le premier à servir à boire à Duvillard avec empressement et déférence. Tout à l’heure, il va se lever prestement pour aller chercher la tasse de café qu’il disposera cérémonieusement sur un plateau, devant son Maître.
- Vous permettez que je déjeune avec vous ?
Je ne l’avais pas entendue venir dans mon dos. Pris de court, je suis obligé de balbutier :
- Je vous en prie !
Dans un premier temps, j’aie vue sur son jean délavé d’étudiante et son ceinturon à la tête de lion. Puis sur un pull bleu ciel dont le col en V dégage un cou gracile. Elle s’assied devant moi. Au moment où son visage s’abaisse à hauteur du mien, la pomme de terre que je tenais en respect au bout de ma fourchette s’effondre sur un morceau de lard fumant. Ces yeux bleus souriant, cette chevelure aux reflets auburn, ces joues d’enfant parsemées de tâches de rousseur, c’est Violette la nouvelle secrétaire de la Direction des Ventes. Elle a semé un certain trouble dans les esprits, Violette. Tous les êtres masculins normaux de la maison n’ont plus d’autres sujets de conversation depuis trois semaines qu’elle a été recrutée. Et c’est en face de moi qu’elle vient déguster sa choucroute alsacienne. Je sens des regards envieux me poignarder le dos tandis qu’elle me sourie. Même Duvillard s’intéresse à ma table.
En se servant un verre d’eau de notre carafe commune, elle me dit qu’elle a l’impression que les jours de choucroute, la folie s’empare de la maison. Je réponds d’un air béat que ce n’est rien à coté du déferlement humain des déjeuners au couscous. Elle me sourit encore…
On trouve de tout dans cette cantine …
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