Un manteau rouge dans les bois

 Brigitte a préparé le panier de victuailles comme chaque semaine. Sa mère Marie, qui a servi toute la nuit au cabaret du port, dormira très tard avant de reprendre son service pour une nouvelle soirée. A treize ans, Brigitte est une jeune fille qui ne connaît plus l’insouciance de l’enfance : elle sait ce qu’elle a à faire et l’accomplira sans hésitation, jusqu’au bout. Son regard fier étonne dans son visage poupin et rosie. La fillette revêt son passe montagne et son manteau rouges. Des mèches blondes s’échappent de sa coiffe tandis qu’elle s’entoure de son écharpe grise et enfile ses mitaines usées avant de quitter silencieusement la modeste masure où elle vit depuis 13 ans avec Marie, seules depuis que Ben est mort en mer.

Les galoches de Brigitte résonnent sur les pavés humides. A cette heure proche du crépuscule, elle croise quelques rares passants pressés qui la saluent gentiment en opinant de leurs bonnets enfoncés jusqu’aux oreilles. Brigitte aime ce moment où la lumière décline : elle puise dans cette nostalgie des paysages de la sérénité et de la sagesse.

Dans ce port qui s’ouvre sur la Mer du Nord, l’hiver a été rude. Le printemps se fait attendre. Les familles vivent petitement des produits de la pêche et meurent parfois des drames en mer quand les flots dévorent les hommes.

Lorsqu’elle débouche sur les quais, l’enfant est saisie par la bise froide, mais elle a l’habitude, Brigitte. Elle accélère encore le pas comme pour mieux se réchauffer. La grisaille domine le village. Les maisons de pierre, serrées frileusement les unes contre les autres comme pour mieux faire face, se ressemblent et s’assemblent face à la mer. Parfois le fleurissement précoce d’un balcon ou des volets fraîchement repeints dans une couleur vive tentent d’égayer la rue et les promeneurs. Les nuages bas couvrent l’horizon, la mer et le ciel s’épousent au loin. Les mouettes à la recherche de leur pitance, crient leur faim.

Brigitte passe devant le cabaret où travaille sa mère. Elle n’a jamais poussé cette porte en bois écaillé, au judas inquisiteur. Elle préfère ne pas connaître cet endroit. Elle y devine une atmosphère glauque, incertaine qui la met mal à l’aise. Elle sait que c’est ici que Marie se montre laborieuse et honnête pour subvenir aux besoins de sa fille unique. Plus tard, Brigitte aura un travail intéressant, ailleurs, loin de ce taudis et elle s’occupera de Marie, délivrée de ces tâches indignes.

La fillette croise Georgius le long du port. Selon son habitude, le vieil homme s’est assis, immobile comme une statue, pour assister au départ des bateaux de pêche qui passeront la nuit en mer. La Marie-Jeanne, un fileyeur de douze mètres, s’époumone sur les flots en pétaradant. Un marin agite quelque chose en direction de Georgius qui ne répond pas. Engoncé dans une canadienne d’un autre âge, son visage couvert de pilosités ne s’anime plus depuis qu’il est cloué à quai par l’âge et le naufrage de son dernier navire, l’Ave Maria, un magnifique chalutier de trois cent chevaux. La tradition rapporte qu’il a connu toutes les mers du monde, Georgius. Il se serait même embarqué à seize ans jusqu’en mer de Chine. C’est un vieux monstre qui défiera la mer jusqu’à son dernier souffle. Fût-ce de son dernier regard.

Brigitte atteint enfin les faubourgs du village. Sa grand-mère tient à rester jusqu’à sa fin dans la masure de son enfance située dans le bois, à l’écart des faubourgs. Quelle idée ! Alors qu’elle pourrait très bien vivre avec la fillette et sa mère. Chichement, peut-être, mais elle serait plus en sécurité. Chaque samedi, Brigitte doit aller la ravitailler pour lui éviter un déplacement difficile jusqu’à l’épicerie du père Francis.

Face à l’école, Brigitte rencontre Mariette une copine de classe. Les deux fillettes engagent une conversation vive sur leurs derniers devoirs, entrecoupées de rires enfantins. Lorsqu’elle parle avec Mariette, Brigitte connaît un des ses rares moments de détente. Un sourire mutin se dessine enfin sur son visage énergique, déjà habitué aux soucis d’adulte. Mais l’heure du souper approche : il faut se quitter,  Mariette est attendue par sa mère. On s’embrasse. On se promet de se voir le lendemain.

La rumeur des flots s’éloigne tandis que l’enfant doit s’enfoncer dans la pénombre du bois où vit son aïeule. On dit que les lieux sont dangereux et pourraient même abriter des bêtes féroces. Mais Brigitte n’a pas peur, elle allume sa torche pour s’ouvrir le passage dans les sentiers qu’elle connaît parfaitement. Le froid s’endurcit. Son nez et ses joues s’empourprent, elle poursuit sa marche, toujours aussi décidée.

Elle est déjà au milieu des sapins quand elle sent sa présence. Elle ne le voit pas mais elle sait qu’il est là. Soudain, son pelage immaculé surgit d’un fourré et s’assied sagement devant l’enfant. Son attitude est fière. Ses yeux luisants et sa langue pendante se tendent vers elle. Marcus, le loup blanc attendait le passage de Brigitte. L’enfant sort de son panier un jambonneau de bonne taille et le tend à l’animal. Celui-ci hésite et puis ouvre la gueule pour détacher délicatement ce morceau de choix de la main offerte de la fillette. Avant de s’engouffrer dans la profondeur de la nuit, il se retourne une dernière fois vers Brigitte comme pour la remercier puis s’enfuit dans l’ombre des bosquets.

Marcus est le dernier des loups blancs. Seule l’enfant a su l’approcher. Parfois, il se laisse même caresser. Jamais, il n’a eu un mouvement d’agressivité envers Brigitte. Ses rencontres avec Marcus sont secrètes. Même Mariette n’est pas au courant.

Ce soir, Brigitte ravitaillera sa grand-mère. En arrivant, elle aura une faim de lionne. Jeannette, son aïeule lui préparera une de ses omelettes aux champignons fraîchement cueillis si goûteuse au palais. Et puis, jusqu’au lendemain, Jeannette gardera sa petite fille qui s’endormira à ses pieds après qu’elle lui eut conté les histoires d’antan. Du temps où les loups blancs régnaient dans la forêt. Mais aujourd’hui, dira Jeannette, c’est terminé. La chasse est interdite. Tout le monde sait que les loups blancs n’existent plus. Les voyageurs ne sont plus dévorés en passant par les bois.

La petite fille sait que Marcus n’aura pas faim ce soir. Brigitte peut rêver d’un autre monde où elle emmènera Marie et Jeannette, où les loups blancs ne seront plus exterminés.

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