Soyons flous !

Le désordre, l’approximation, l’à-peu-près, la légère imperfection, le détail irritant. Voilà ce qui distingue fondamentalement le genre humain du monde des machines et du règne animal. Votre machine à café fait du café. Elle ne connaîtra jamais cet instant de jouissance intense qui vous envahit lorsque, encore ivre de sommeil et agité de vos rêves érotiques préférés dont un réveille-matin jovial et sans pitié vient de vous extirper, vous prenez conscience en tâtonnant benoîtement dans les placards qu’il n’y a justement plus de café dans votre cuisine et que vous avez omis de vous réapprovisionner.  

Un autre exemple de la supériorité de l’humain ? Votre chat Bertrand (d’ailleurs pourquoi l’avoir appelé du prénom de votre meilleur ami ?), votre chat Bertrand, dis-je, est parfaitement à l’abri de cette excitation si particulière qui gagne l’ensemble de vos muqueuses dès que vous vous rendez compte que vous avez égaré votre trousseau de clé au moment de quitter votre logis pour une dure journée de labeur. En retard, comme d’habitude !

Il faut donc lutter contre toutes les formes d’un soi-disant progrès qui tente de vous rendre la vie plus facile et qui a pour seul résultat de vous déposséder de ces petits moments d’exaltation.

Vous imaginez vous privé de cette occasion de ronchonner en cherchant vainement un dossier que vous aviez pourtant prié votre secrétaire de classer soigneusement, selon le plan de rangement que vous avez mis trois mois à élaborer ? Si vous n’affirmez pas votre présence dans le service que vous dirigez par des mouvements d’humeur permanents et si possible injustifiés, qui aura peur de l’autorité que vous représentez ?

Vous serait-il possible d’entamer sereinement une journée sans pousser une bordée de jurons salvateurs dans votre salle de bains parce que la serviette que vous avez faite tomber dans la douche est trempée ou que le robinet du lavabo vous est resté entre les doigts ? Quelques mots grossiers lâchés agressivement pendant vos ablutions du matin vous soulagent tellement !

Envisagez-vous vraiment de passer des vacances sereines, lorsque, après deux cent kilomètres effectués à petite allure sur une autoroute surchargée, plombée de soleil, vous ne pourrez plus vous émouvoir d’avoir oublié votre tee-shirt préféré, celui qui est à la gloire de Zidane, et qui vous assure un succès triomphal sur la plage de Bénodet chaque été ? Quitter son domicile en ne connaissant pas cet instant tant attendu où vous allez vous souvenir de l’objet indispensable que vous avez omis d’emporter, ce n’est pas normal ! Vous passerez toutes vos vacances, inquiet et préoccupé de ne pas avoir ce trou de mémoire traditionnel !

L’homme s’agace de petites choses, c’est naturel. La femme aussi d’ailleurs.

Désormais, dans la vie de bureau, le culte de la performance interdit toute manifestation d’humeur intempestive ou tout écart de langage incontrôlé, faute de quoi votre prochain entretien d’évaluation donnera lieu à une sévère remise en place. Peut-être même que votre chef de service évoquera à votre égard un certain manque de sang-froid ou de hauteur de vue qui, vous le comprendrez bien, ne vous prédispose pas tout de suite à la promotion que vous espérez. Enfin pas avant un délai inférieur à plusieurs dizaines d’années. Moralité vous devez fonctionner comme une machine ou alors comme Bertrand, non pas votre ami, mais le chat !

A la maison, c’est pire. Après cinq ans de mariage, il n’est plus envisageable de laisser des marques de dentifrices sur le lavabo, les portes de placards ouvertes ou alors de ranger vos chaussettes dans le mauvais tiroir. Ces petits riens, qui faisaient de vous un être dont se dégageait un charme un peu bohême voire même fantaisiste et original, deviennent des motifs graves de rupture, caractérisant parfaitement votre manque atterrant de respect pour la vie maritale.

Je crie gare ! La vie actuelle passe comme un bulldozer insensible et monstrueux sur le désordre épanouissant d’une nature humaine confuse et bouillonnante, dont ont jailli tant d’aventures scientifiques et artistiques bouleversantes au cours de l’Histoire.

Polis à tous les sens du terme, plats et insipides, vous ne vous énervez plus d’un rien, vous ne vous agacez plus de petites contrariétés, en un mot vous êtes en passe de rejoindre le rayon des machines-outils garanties trois ans pièces et main d’œuvre, avec extension possible à une quarantaine d’années à la suite de quoi vous serez versé dans un musée d’antiquités à visiter pendant certains week-ends pluvieux, à la condition exprès que vous vous soyez comporté comme un modèle, c’est-à-dire sans vie.

Il est peut-être trop tard pour réagir. Ainsi, il n’est même plus possible de s’exaspérer, le Jour de l’An venu, de la montagne de cartes de vœux qu’il est de bon ton d’expédier à ceux qui pensent à peu près la même chose du devoir qu’ils ont envers vous. Quelle occasion pourtant de se dire que vous aviez beaucoup mieux à faire que de vous attelez à ce pensum ! Et puis quelle occasion de réfléchir au sens de l’amitié ! Vous pouviez décider, enfin, de biffer de votre carnet d’adresses ceux que vous n’aimiez pas assez pour consacrer quelques minutes à la question de savoir si vous leur enverriez vos « bons vœux pour cette nouvelle année » ou si, tout simplement, vous n’alliez pas leur souhaiter « bonne et heureuse année ». Aujourd’hui, un clic de souris vous permet d’envoyer cent cinquante cartes électroniques, dont vous n’avez pas même pas regardé le dessin, à des listes de diffusion dont vous n’avez pas vérifié la mise à jour et qui comprend encore sûrement plein d’individus que vous n’aimez pas du tout. Vous vous en fichez d’ailleurs ! Ah, elle est belle l’amitié !

Le paiement de vos impôts est automatisé de puis longtemps. Mais vous pensez bien que les tenants d’une société lisse et organisée ne pouvaient se satisfaire d’aussi peu. Désormais, votre déclaration est pré remplie, vous n’avez plus qu’à signer. Bientôt, on ne vous la montrera même plus. De toutes façons, il est terminé le bon temps où vous deviez consacrer une bonne demi-journée à comprendre les modalités du remplissage du formulaire tout en maugréant contre la mauvaise utilisation de l’argent public et en exécrant ces fonctionnaires qui tarabustent le citoyen à la seule fin de lui extirper l’argent qui servira à les faire vivre. Grassement bien entendu. Là au moins, vous pouviez prendre le temps d’une réflexion démocratique sur le sens de la contribution nationale.

Les exemples pullulent de la disparition progressive de situations tordues, imprécises, vaseuses ou agaçantes dans lesquelles on pouvait se sentir malmené, rudoyé, agressé. Se sentir vivre, quoi ! Toutes s’évanouissent peu à peu au nom d’une facilitation indispensable de la vie quotidienne. Le télé péage des autoroutes se généralise. Anciennement, votre voiture à l’approche des cabines de taxation commençait par patienter une bonne demi-heure, car vous aviez oublié que les autres rentraient de vacances justement le même jour que vous. Vous aviez largement le temps de réfléchir à l’intérêt qu’il y aurait à étaler les congés des juilletistes ou aoûtiens. Lorsque votre tour venait, vous pouviez vous adresser enfin à la caissière pour lui faire part de votre mécontentement et lier ainsi une relation humaine de qualité dans cet océan de bitume et de gaz d’échappement. Avec le télé péage, plus rien n’est possible : vous passez, impassible, l’obstacle des barrières. Plus de contacts humains agressifs et, dans le même temps, vous payez sans même vous en apercevoir !

Que dire de la tranche de gigot ! Autrefois, le déjeuner du dimanche était marqué d’un rituel que la famille attendait fiévreusement toute la semaine : le père, armé d’un long couteau, se levait solennellement au milieu du repas pour découper le gigot rôti et fumant que la mère venait de déposer cérémonieusement au milieu des convives. La plupart du temps, la cérémonie se terminait en partie de cache-cache. Le couteau ne coupait plus ou alors la bête se dérobait sous le geste auguste du patriarche ou encore la nappe blanche des grands jours se trouvait aspergée de sauce grasse et indélébile au grand désespoir de la maîtresse de maison.  Eh bien, cet épisode plein de dynamisme et d’émotion, que vous pouviez vous raconter en riant lors de vos soirées hivernales, n’existe plus ! N’importe quel supermarché de quartier vous vend désormais un gigot prédécoupé !

Réagissons enfin avant que les tenants de l’ordre absolu ne nous inventent la chaussettes qui ne se trouent pas ou alors la caisse du chat qui se change toute seule. Ce serait un comble ! Le test du changement de la caisse du chat sert à mesurer la cohésion d’un couple. Chacun doit le faire à son tour sans rechigner. Dès que l’un prétend qu’il a déjà procédé la veille à l’opération, c’est que la mauvaise foi s’insinue dans le ménage. C’est un indicateur indiscutable et indiscuté : il est temps pour madame et monsieur de se ressaisir et de sauver le mariage !

Je propose une grande manifestation, Place de la République, samedi prochain. Le seul slogan sera : « Gardons nos serpillières ! ». Le passage de la serpillière reste l’un dernier geste de vérité dans nos maisons. C’est notre moment d’authenticité. C’est là, à cet instant précis, que vous prenez conscience que vous ne passez jamais le tissu humide sous les meubles. En d’autres termes, c’est à cette seconde que vous comprenez que vous ne nettoyez que ce que les autres verront de votre vie. Vous admettez enfin là, les yeux dans vos yeux, face au miroir du vaisselier légué par la tante Berthe, que le flou, l’incertain, l’ambigu, les dysfonctionnements, les zones d’ombre vous sont indispensables. Comme l’air que vous respirez.

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