Un enfoiré

Ouragan Apaisé déambulait dans le village en réfléchissant gravement aux évènements qui agitaient la tribu. La fraîcheur matinale obligeait les vieilles squaws à se couvrir d’une couverture en sortant de leurs tipis. Mais le Comanche savait que le soleil qui se dissimulait encore, s’élèverait bientôt, haut dans le ciel. Les femmes étaient déjà revenues de leur corvée de bois sec, elles avaient allumé des feux pendant que les enfants se chamaillaient en tournoyant autour de leurs jupes. Les guerriers âgés vérifiaient des armes alors que les jeunes gens étaient partis pour la chasse depuis longtemps.

Ouragan Apaisé connaissait chacun des membres de cette tribu. Il aimait à s’arrêter auprès de chaque foyer pour converser avec les uns et les autres. Il appartenait aujourd’hui au Conseil des Sages et ses avis étaient reconnus pour leur pondération et leur subtilité. Lorsqu’il était enfant, ses amis recouraient déjà à ses services pour trancher des litiges.

Présentement la situation politique de son village présentait une grave difficulté. Cheval Fourbu venait de rejoindre les mânes de ses ancêtres sans laisser de descendant de sexe masculin. Il était évidemment inenvisageable de consacrer l’une de ses filles à la tête de sa tribu. Le Conseil des Sages avaient longuement délibéré pour décider de l’attitude à adopter devant une situation que personne n’avait connue à ce jour.

Dans une discussion animée, Ouragan Apaisé s’était montré partisan de porter au pouvoir le plus ancien, son ami d’enfance Nuage Blanc. Celui-ci  était doté d’une solide expérience. Ouragan Apaisé savait que Nuage Blanc saurait conduire sa tribu sur les chemins de la paix et de la prospérité.

Mais la majorité du Conseil, manipulée par Guerrier Enflammé, ne l’avait pas suivi. Guerrier Enflammé était un jeune homme, connu pour son comportement bouillant et impulsif. Il avait réussi à convaincre un grand nombre d’Anciens que le temps était venu de confier la direction de la tribu à un Comanche fort, dynamique, capable d’apporter les idées nouvelles qui feraient progresser les hommes, les femmes et les enfants vers une vie meilleure. Selon Guerrier Enflammé, un tel Chef ne pouvait pas être désigné par le Conseil des Sages, composés d’hommes âgés, plutôt tournés vers la tradition et les valeurs ancestrales. Il fallait donc interroger l’ensemble des guerriers de la tribu pour qu’ils désignent celui qui les commanderait.

Les modalités de la consultation avaient été fixées. Dans dix lunes, les hommes adultes seraient convoqués devant le Conseil des Sages et ils devraient déposer dans une jarre un caillou correspondant au candidat de leur choix. Le plus grand nombre de cailloux d’une couleur identique désignerait le nouveau Chef de la tribu.

Un seul candidat s’était fait connaître à ce jour : Guerrier Enflammé. Celui-ci était fils unique, issu d’une famille riche. Il possédait un vaste troupeau de chevaux que ses deux garçons gardaient jalousement, nuit et jour.

Guerrier Enflammé n’avait aucune considération pour l’avis des Anciens. Il voulait étendre le village en repoussant vers l’Ouest d’autres tribus qui s’étaient installées à proximité. Il utiliserait la force s’il le fallait Les coutumes devaient être également profondément modifiées : il disait que les danses traditionnelles pour implorer la protection des dieux n’avaient plus de sens. Seul le Chef de Tribu devait être vénéré parce que lui seul détenait un réel pouvoir. Et, bien entendu, il entendait accéder à cette dignité pour faire valoir le respect auquel il estimait avoir droit.

Ce qui inquiétait le plus Ouragan Apaisé c’était que Guerrier Enflammé professait des opinions très rigides sur l’organisation de la vie collective. En effet, chaque journée était animée par des querelles au sein du village. Les fruits de la cueillette et le butin de la chasse étaient traditionnellement partagés entre toutes les familles. Mais la plupart du temps, aucune d’entre elles n’étaient vraiment satisfaite du lot qui lui revenait. Beaucoup de jeunes guerriers qui avaient pris des risques pour tuer le bison trouvaient insupportable que d’autres bénéficient du fruit de leurs efforts.

Guerrier Enflammé voulait mettre fin à ses discordes qui, selon lui, mettaient en péril l’unité sociale du village. Il prétendait qu’il fallait récompenser d’abord la vaillance et le courage individuels : le produit de la chasse et de la cueillette devait rester la propriété de la famille qui s’était donné la peine de chasser ou de cueillir.

Dans les jours qui suivirent la décision du Conseil des Sages, Guerrier Enflammé s’était répandu dans les tipis pour détailler ses propositions. Il avait évidemment suscité une forte adhésion chez les jeunes qui voyaient en lui le Chef de temps nouveaux  qui leur permettrait de s’enrichir. S’ils suivaient Guerrier Enflammé, ils disposeraient de nouveaux territoires de chasse après avoir éloigné les tribus voisines et, de plus, ils pourraient garder pour eux seuls le produit de leur chasse, éventuellement en faire le commerce et accroître ainsi leur troupeau de chevaux qui était leur richesse. Peut-être auraient-ils, un jour, l’honneur d’accéder au Conseil des Sages et d’auréoler leur famille de ce prestige envié par toute la collectivité.

Un tel programme inquiétait fortement Ouragan Apaisé qui poursuivait sa promenade matinale auprès du ruisseau où les enfants s’ébattaient en s’éclaboussant joyeusement. Il regarda pensivement ces futurs jeunes guerriers. Leurs visages d’enfants et l’insouciance de leurs jeux le plongeaient dans une vive perplexité : c’était à lui, un Ancien respecté, de ne pas laisser tomber l’avenir de
la Tribu dans les mains d’un Chef aussi peu expérimenté que Guerrier Enflammé.

Ouragan Apaisé eut soudain l’impression qu’une troupe de cavaliers bruyants surgissait de l’horizon. En se tournant vers le soleil, il mit sa main en forme de visière. Les jeunes chasseurs qui étaient partis tôt ce matin sur les traces du gibier revenaient déjà dans un curieux attelage. Sur  quelques branchages hâtivement réunis entre eux et traînés par une de leur monture, gisait l’un des leurs.

Ouragan Apaisé reconnut Guerrier Enflammé qui avait lourdement chuté lors de l’attaque d’un troupeau de bétail. Guerrier Enflammé souffrait horriblement, mais il gémissait en serrant les dents pour ne pas avoir l’air d’une squaw devant les siens.

Plume d’Argent, l’homme qui avait la science des plantes et des guérisons ou qui le prétendait fut rapidement convoqué. Plume d’Argent connaissait bien la blessure de Guerrier Enflammé : à la vue  de la forme bizarre qu’avait sa jambe droite, il conclut rapidement que le chasseur fougueux devrait rester allongé pendant de nombreuses lunes, la jambe immobilisée par un long bâton de bois.

Les jours suivants, Guerrier Enflammé resta enfermé dans son tipi. Il ne voulait voir aucune autre personne que sa jeune femme Perle de Pluie, toute entière acquise à sa dévotion. Mais bientôt, Perle de Pluie s’inquiéta et s’ouvrit de son malaise à Ouragan Apaisé dont elle connaissait le bon sens. La nourriture commençait à manquer dans son ménage et Guerrier Enflammé se laisserait mourir de faim plutôt que de quémander l’aide de ses amis.

Ouragan Apaisé s’attendait à une telle péripétie. Dès lever du jour suivant, il se rendit au chevet de Guerrier Enflammé. Les deux indiens eurent une longue conversation. Ouragan Apaisé avait affûté ses arguments. Il rappela au jeune Comanche les sacrifices qu’avait consentis son père  pour qu’il devienne un jeune homme sain et vigoureux. Guerrier Enflammé devait se montrer digne de son ancêtre et ne pas montrer un fierté excessive dans son malheur. Les Comanches étaient connus au-delà de leurs terres pour leur modération et leur modestie : ils n’avaient pas à prouver leur force puisqu’ils étaient forts depuis des générations. Et leur vigueur s’appuyait sur leur solidarité : il n’y avait aucune honte à ce que le produit de la chasse collective soit partagé avec les malades, comme Guerrier Enflammé, ou les vieillards qui ne pouvaient plus monter à cheval.

Illuminé par le souvenir de ses ancêtres et du Dieu Puhas, seule divinité officiellement reconnue dans la tribu, Guerrier Enflammé retînt la leçon et retira sa candidature du futur scrutin. Le Conseil des Sages porta à sa tête Nuage Blanc ainsi que l’avait proposé Ouragan Apaisé. Depuis ce jour, Guerrier Enflammé fut le premier, après la chasse, à organiser la redistribution des vivres. Il mit même au point un système qui permettait d’allouer la meilleure part aux familles de malades ou de vieux guerriers impotents. Il inventa ce qu’il nomma « les tipis du cœur ».

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