La vie en bleu
- Je n’ai encore jamais vu ça !….
Le docteur Garofalo, psychiatre reconnu dans les milieux scientifiques, n’avait effectivement jamais vu un tel cas… ou plutôt jamais entendu de telles fariboles. L’homme qui se tenait devant lui, dans son cabinet, lui décrivait des symptômes étranges.
Il souffrait d’une obsession : il disait ne supporter que la couleur bleue. Il était constamment habillé en bleu de la tête au pied, y compris à ce qu’il assurait, les sous-vêtements. Son crâne rasé était teint en dégradé de bleus. L’homme portait visiblement des lentilles qui lui donnaient un regard bleu gris. L’ensemble lui conférait une allure inquiétante.
La façade de la villa où il vivait avait été également été repeinte en bleu roi. Cette fantaisie lui avait valu les foudres de l’administration qui ne pouvait pas laisser dépareiller un charmant paysage rural par une horreur pareille. Le procès engagé par l’Etat contre l’homme durait depuis des années. Toutes les voies de recours étaient loin d’être épuisées. Condamné par plusieurs instances, l’homme allait saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme, c’était une question vitale pour lui. L’été, il passait ses vacances entre ciel et mer, sur un voilier dont les structures et les voiles arboraient plusieurs tons d’indigo. Là, vêtu d’un short et d’un maillot de la même couleur, il coulait deux mois de l’année perdu au milieu de l’azur. Enfin seul et paisible.
Le docteur Garofalo se gratta le menton, orné d’une barbichette soignée, indice d’une profonde interrogation intime. Il avait traité de nombreuses pathologies obsessionnelles, mais ce cas lui était inconnu. Il allait devoir s’informer auprès de ses confrères. Il invita l’homme à s’installer sur son divan et à parler de lui-même. Ce dernier commença son récit. Il était le plus jeune d’une famille de six enfants. Cinq soeurs avaient vu le jour avant lui. Sa mère qui désirait tellement un garçon l’avait entouré de bleu dès sa naissance comme pour s’assurer définitivement de son sexe. Le docteur Garofalo poussa mentalement un soupir de soulagement : enfin du classique, du sûr : un traumatisme issu de l’enfance. Et puis, il tenait son bouc émissaire : la relation possessive de la mère.
L’homme poursuivit. Il se remémora les bleus de travail de son père ouvrier que sa mère étendait à la fenêtre de l’appartement. Il retrouva dans sa mémoire ses lectures d’enfants : il s’était passionné très tôt pour les aventures des schtroumpfs. Son père possédait une 4 chevaux d’une belle couleur ciel dans laquelle il emmenait promener sa petite famille certains dimanches d’été.
Sa viande, il ne pouvait la manger que bleue. Le bleu de Bresse était son seul dessert. Il confessa qu’il en avait un peu assez. Garofalo convint en lui-même qu’il y avait de quoi être écœuré de la Bresse et de son fromage. Il conseilla d’essayer le bleu d’Auvergne pour varier un peu les plaisirs.
L’homme ne s’arrêta pas là. Il n’aimait que l’Outre-mer pour passer ses vacances. Il regrettait la disparition de
la Prusse sur la carte du monde. Le bleu de Prusse est une belle couleur convint le Docteur Garofalo, mais il dut expliquer à son interlocuteur que personne n’envisageait sérieusement de rétablir le Roi de Prusse sur son trône.
L’homme avait une peur bleue de ne plus sortir de ce cauchemar. Il s’était même mis à cultiver des roses de cette même couleur grâce à un savant greffage de plant, peu connu des horticulteurs.
Il supportait ardemment l’équipe de France de foot quand elle jouait en bleu, mais s’en détournait quand elle arborait un maillot blanc. En musique, il n’écoutait que des morceaux nostalgiques de blues qui lui donnait, en plus, des bleus à l’âme.
Sur le plan artistique, il avait, bien entendu, visionné 34 fois « L’ange bleu » avec Marlène Dietrich, 53 fois le « Grand Bleu », lu 15 fois la « Bicyclette bleue » de Régine Desforges. L’homme soupira : il aimerait tout de même bien pouvoir s’intéresser à autre chose. Garofalo tenta de l’apaiser en lui faisant part de sa compassion.
A la fin de son exposé, l’homme jeta un regard douloureux sur les tapisseries vert d’eau du médecin. Il lui fit savoir placidement qu’il faudrait lui changer tout ça s’il voulait le compter dans sa pratique. Dans un louable souci de compromis, il indiqua qu’à la limite, il tolérerait les tons de mauve. Garofalo eut un hoquet d’indignation. Il avait l’habitude de traiter les personnalités de la haute société de la ville et aucune n’avait encore eu le culot de lui demander de changer ses tapisseries.
Le médecin, pris d’une inspiration subite, demanda à l’homme ce qui l’avait poussé dans son cabinet après tant d’années. L’homme lui avoua qu’il venait de rencontrer une femme charmante, mais qui n’aimait que le vert. Garofalo répéta que « oui, oui, il voyait le problème ». Pour ce qui était de voir le problème, il n’avait aucun doute. Quant à la solution….
Lors de la seconde séance de thérapie, le docteur Garofalo avait changé ses tapisseries. Il avait passé un temps fou à dénicher, à activer et à convaincre un artisan qui avait longuement plaidé pour une tenture ocre jaune qu’il estimait du meilleur goût. Garofalo s’était dit qu’après tout la couleur fétiche de son patient avait des vertus apaisantes sur la nervosité de ses clients et qu’il aurait même pu y penser avant. Il avait donc choisi de décorer son bureau en motifs « bleu barbeau », dont l’effet était rehaussé d’un liséré bleu turquoise d’un ton raffiné.
L’homme apprécia en connaisseur et félicita le médecin. Il était vêtu comme la première fois d’un costume bleu électrique et d’une chemise bleu pale, mais avait ajouté une cravate lie-de-vin. Il prit Garofalo à témoin :
-« Vous voyez, je fais pourtant des efforts… »
L’homme pensait que sa « maladie » avait un caractère religieux. Voire même mystique. La lumière est bleue et Dieu n’est-il pas Lumière ? La couleur bleue était celle des rois de France : le pouvoir de ceux-ci n’était-il pas d’essence divine ? Le Docteur Garofalo approuva d’un vague signe de tête tout en se disant qu’il n’avait jamais vraiment réfléchi à la couleur de Dieu. Son patient lui montra des reproductions de peintures médiévales : la vierge était constamment représentée en bleue, symbolisant l’immortalité et partant l’inaccessibilité. Il ajouta que le médecin devait savoir que le bleu de Chartes avait été inventé par les bâtisseurs de cathédrale pour colorer les vitraux de celle-ci.
Le docteur Garofalo remercia de la nouvelle, mais il se dit qu’il fallait quand même faire évoluer son patient :
-« Savez-vous que Picasso disait : quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge ?… »
-« Ca ne m’étonne pas que je ne supporte pas sa peinture… »
Les jours suivants, le docteur se documenta. Le bleu était susceptible de nuances infinies : indigo, pétrole, roi, danois…….. Il découvrit même que des sondages avaient montré que c’était la couleur préférée de la moitié des français. Il se mit à regarder d’un autre œil les faïences bleues de sa salle de bains.
L’homme accomplissait des progrès de séances en séances. Il essayait désormais de manger de la salade pour plaire à sa belle, qui rappelons-le, ne supportait que le vert. Il avait transigé avec la mairie de son village pour refaire le crépi de sa maison dans des tons de blanc rosé. Son visage reprenait des couleurs que l’on pourrait qualifier de normales.
Pendant ce temps, Garofalo poursuivait ses recherches sur le bleu dont il tenait son patient au courant :
- Savez-vous que c’est Christophe Colomb qui a découvert l’indigo en débarquant sur le nouveau continent… et que c’est le chimiste Van Byer qui réussit, le premier, la synthèse artificielle de l’indigo ?
L’homme avoua qu’il s’en fichait un petit peu. Il s’intéressait désormais d’assez loin à l’érudition de son psychiatre. Il sortait de plus en plus souvent avec son amie, qui lui faisait découvrir la subtilité des reflets du vert émeraude.
Le docteur Garofalo devint un adepte du blue-jean, à la grande stupeur de la clientèle huppée qui fréquentait son salon. Il interrogeait chacun de ses patients pour savoir s’il connaissait l’origine de la couleur bleue du ciel. Devant les mines ébahies de ses interlocuteurs, il expliquait que ce phénomène était du à la faible longueur d’onde de la couleur bleue qui se diffusait plus largement que les autres en heurtant les couches de l’atmosphère.
C’est alors que le bruit commença à courir en ville que les méthodes du Docteur Garofalo devenaient étranges.
Deux mois après sa première visite, l’homme abandonna les consultations du docteur Garofalo : il avait retrouvé le goût de la vie multicolore. Le docteur Garofalo avait lui découvert deux choses : le goût du bleu d’une part, et la maladie de la couleur d’autre part qui était la seule dont on se débarrassait en la transmettant à autrui.
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