Une controverse historique

 Il est un fait historique peu connu des spécialistes du XVII ème siècle. Pendant que sa Majesté Louis XIV s’éclipsait pour guerroyer aux frontières du royaume, il avait coutume de confier le pouvoir à un cousin éloigné dans lequel il avait entièrement confiance. Il se nommait « Louis XIV bis ». Malgré sa petite taille et son teint cuivré par le soleil, il avait une allure faite de noblesse et d’élégance qui forçait le respect des courtisans. Son goût des belles lettres et des arts plaisait aux dames de la Cour qui se pressaient lors de ses apparitions dans l’espoir d’être remarquées.

En ce bel après-midi de printemps, Louis XIV bis déambulait, très à l’aise dans le pourpoint modestement paré qu’il avait coutume de porter sur ses terres languedociennes. A ses cotés, l’abbé Dufourneau suait sang et surtout eau dans sa soutane d’ecclésiastique et son embonpoint de gastronome.

-          Voyez-vous Dufourneau, pour vous l’Art s’arrête à la chaste reproduction de quelques bondieuseries éthérées…..!

-          Certes, votre Majesté. Mais vous savez que notre sainte mère l’Eglise condamne fermement toute reproduction du corps humain dans un autre contexte.

-          Mon bon Dufourneau, pour résumer ma pensée, je dirais que votre Eglise n’entend rien à l’Art…

L’Abbé redoutait les opinions impies de Louis le Quatorzième bis. Il se signa discrètement en entendant son affirmation tandis que l’Intérimaire poursuivait :

-          Pour moi, l’Art, c’est tout ce qui soulève mon émotion : ces bosquets enflammés de rosiers multicolores par exemple. Vous ne trouvez pas cette vision radieuse, Dufourneau ?

-          Certainement votre Majesté mais…

-          Vous aimez bien manger, n’est-ce pas Dufourneau ?

Dufourneau vit poindre le spectre du péché capital de gourmandise. Il savait parfaitement que son appétit et son goût pour la cuisine onctueuse était la risée du Royaume.

Heureusement, Louis XIV bis, très amusé de la gêne du prêtre, ne le laissa pas répondre :

-          Eh bien ! Mon bon Dufourneau, moi je crois qu’il faudrait parler d’Art Culinaire. Je tiens Monsieur Vatel pour un des plus grands artistes de notre temps…

Le prêtre ouvrit plusieurs fois la bouche en vain puis tenta une contre-attaque :

-          La cuisine de Monsieur Vatel est raffinée certes, Votre Majesté, mais ne croyez-vous pas qu’elle défie les penchants coupables de pauvres pécheurs que nous sommes ?

Sa Majesté Suppléante s’esbaudit ironiquement tout en remarquant Madame de Montgenièvre qui remontait une allée aux cotés du Duc de Lauridière, lequel s’empressait galamment au-dessus du décolleté largement offert de sa compagne. La Duchesse portait une robe de satin rouge, richement ornée de dentelles et de brocards d’or. Son front délicat, ses yeux malins, son nez mutin et sa bouche vermeille rendaient folle d’envie la population masculine de
la Cour.

-          Et la gorge de Madame de Montgenièvre, l’Abbé, ne croyez vous pas qu’il s’agisse là d’une œuvre d’art dont Dieu serait le génial créateur ?

Sous la honte et le soleil, le visage rougeaud de l’Abbé Dufourneau vira au cramoisi. Devant la confusion de l’abbé, Louis XIV bis reprit la conversation sur un ton plus jovial :

-          Ce soir, Monsieur Lulli va nous donner une de ses dernières compositions pour clavecin. Serez-vous des nôtres mon cher Dufourneau ?

L’abbé Dufourneau gardait un souvenir gênant de la dernière soirée musicale de la Cour pendant laquelle il s’était endormi, avait chu de son siège et avait fini, dans les éclats de rire  sur les genoux de Madame de Suresnes qui, à soixante dix ans passés, n’avait pas connu pareil aubaine depuis très longtemps.

-          Ce serait volontiers, Votre Majesté, mais ne trouvez-vous pas que les pièces de Monsieur Lulli manquent peut-être un peu de solennité à l’approche des fêtes de Pentecôte ?

-          Encore vos bondieuseries, Dufourneau !

Un homme à l’allure martiale, dans de hautes cuissardes telles qu’on les porte aux armées aborda soudainement les promeneurs et s’inclina :

-          Monsieur le Maréchal d’Hauterives ! Je suppose que vous nous apportez des nouvelles du front …

-          Votre Majesté …

L’ersatz de Roi n’entendait rien aux choses de la guerre et n’avait aucune intention d’écouter des nouvelles de son agité cousin.

-          Monsieur le Maréchal, figurez-vous que l’abbé et moi-même, nous nous disputions sur l’important point de savoir ce qu’était l’Art… Croyez-vous par exemple que l’on puisse parler de l’Art de
la Guerre ?

Le Maréchal d’Hauterives, plus habitué aux champs de bataille qu’aux salons, n’avait aucune aptitude à la discussion philosophique. Il chercha du regard une aide auprès de l’abbé qui lui renvoya son impuissance d’un haussement d’épaules désespéré.

Fort heureusement pour le militaire, l’entretien fut écourté par l’approche de Madame de Montgenièvre et de Monsieur de Lauridière dont les yeux exorbités se noyaient littéralement dans la poitrine de la jeune femme. La Duchesse esquissa une vague révérence tandis que Monsieur de Lauridière, en courtisan expérimenté, s’inclina largement dans l’indifférence générale.

-          Ma chère Duchesse, figuriez-vous que nous avions une controverse sur la définition de l’Art ! Chère amie, quel est votre avis ?

Le visage malicieux de la Duchesse disparut à demi derrière son éventail qui s’agita frénétiquement.

-          Votre Altesse, les façons d’exprimer son sens artistique son nombreuses, la vôtre ne rejoindrait-elle pas la mienne dans notre penchant commun pour l’Art de
la Galanterie ?

Alors que Louis XIV bis s’esclaffait bruyamment un cri se fit entendre :

-          Sa Majesté est de retour ! Sa Majesté est de retour !

Madame de Montgenièvre, dans une grande envolée de jupons et des cris d’oiseau, fut la première à fausser compagnie à Louis l’Intérimaire, suivi de son éternel soupirant Monsieur de Lauridière qui ne prit même pas le temps d’une nouvelle révérence. Quant à l’Abbé Dufourneau, il releva sa soutane et accourut à petits pas en soufflant bruyamment.

Louis, qui fut Roi pendant quelques temps, resta là et s’adressa pensivement à lui-même :

-Vois-tu, Louis, l’Art c’est le contraire de l’Homme comme le Beau est l’opposé du Médiocre.

Laisser un commentaire