Un français bien moyen

Il avait même essayé de s’appeler Arnaud Marty. Trois ans de procédure pour changer de prénom et de nom avaient lamentablement échoué. C’est que vous ne pouvez pas vous appeler comme vous voulez. Pour que l’état civil accepte une modification, il faut avoir un patronyme qui donne envie de se moquer de vous ou alors qui rappelle quelqu’un de notoirement abominable. Ah ! S’il s’était nommé Landru ou Barbe Bleue !!

Non, Henri Martin était bien Henri Martin et il allait le rester. Il était le français moyen. Même les statistiques officielles le disait : il avait le prénom et le nom les plus portés en France.

Il était né dans un petit village du Cher, en plein centre de la France. C’était en quelque sorte le point moyen du territoire national. Au moment de sa naissance, les voisins de ses parents essayèrent bravement de jouer au jeu des ressemblances en se penchant sur son berceau. Madame Boulloche, l’épicière de la place du marché trouva même qu’il avait indiscutablement le front se son papa. En fait, il ne ressemblait à personne de connu. Tout en lui était moyen, impersonnel. On pouvait dire qu’il n’avait aucune caractéristique.

A l’école, et plus tard au lycée, il se tenait régulièrement en milieu de classe. Ses notes n’étaient ni bonnes, ni mauvaises. Et contrairement aux autres, personne ne pouvait dire de lui que c’était un « matheux » ou un « littéraire ». Ses notes étaient proches de 10/20 dans toutes les matières. C’était pourtant un travailleur le petit Henri. Il se donnait de la peine. Mais il avait continuellement l’impression de ne pas intégrer ce qu’il lisait ou ce qu’il entendait. Les jours de composition de français ou de maths, il sauvait l’essentiel, « à l’arraché », là où certains de ses camarades de classe se couvraient de lauriers sans lui donner l’impression de forcer l’allure. Le jour du bac fut l’image de toute sa scolarité. Il décrocha le diplôme avec 10,1 de moyenne.

Sans relief particulier ni sur le plan physique ni sur le plan intellectuel, il avait peu d’amis et aucun succès féminin. Il ne lui arrivait jamais rien d’extraordinaire et il avait donc peu de choses à raconter.

Il n’était pas foncièrement malheureux pour autant. Il se laissait vivre chez ses parents qui ne s’inquiétaient pas non plus. Il se portait bien, mangeait sainement.  Son père et sa mère le trouvaient peut-être un peu terne de temps en temps. Mais très occupés par leur commerce, ils n’avaient pas le temps d’approfondir les problèmes existentiels de leur fils. 

Henri Martin, qui, comme on l’a dit, n’était pas particulièrement doué pour les études se « contenta » d’un Brevet de Technicien Supérieur en Comptabilité. Nous n’avons rien contre la corporation des comptables, mais il semble qu’elle était typiquement constituée pour accueillir des gens comme Henri Martin. Le cadre du travail était le même pour tous : les mêmes actes d’achat, de vente, de stockage devaient trouver  la même traduction chiffrée dans les livres sans qu’aucun écart à la norme ne soit permis.

Dans l’entreprise de métallurgie, où il fut embauché près de Bourges, il était à la fois indispensable et invisible. Indispensable, car il était le seul à gérer et surtout à connaître les rouages financiers de l’entreprise. Invisible, car il brillait, si l’on ose dire par sa discrétion. Arrivant et partant à l’heure, dans un costume traditionnel gris souris, sans jamais de fantaisie vestimentaire, il ne commettait jamais aucun écart. Les fêtes d’entreprise se déroulaient sans lui. Il ne participait jamais aux conversations de cafétéria. Il restait néanmoins courtois avec ses collègues de travail et les renseignait aimablement chaque fois que cela était nécessaire. Bref, il était un employé modèle. Ses chefs savaient pouvoir compter sur sa fidélité et son égalité d’humeur, et ils en usaient d’ailleurs amplement.

Aussi curieux que cela paraisse, Henri Martin se maria. Janine une ouvrière de l’entreprise avait fini par le repérer dans les couloirs et le retrouvait parfois au marché de la ville où il faisait les courses pour ses parents devenus âgés. Elle le trouvait un peu distant. Mais différent des jeunes hommes de son âge : hâbleurs, prétentieux, exaltés. Henri respirait la gentillesse, le calme et la sérénité. Henri, de son coté, trouvait que Janine avait toutes les qualités d’une ménagère traditionnelle. On la disait bonne cuisinière, aimant à s’occuper des enfants des voisins, aidant ses vieux parents à tenir leur logis. Il ne lui en fallut guère plus : il estima rapidement qu’il s’agissait là de la femme qui devait être son épouse.

Ils eurent, comme la majorité des couples français deux enfants. Pour faire bonne mesure, un garçon, Nicolas et une fille, Aurélie. Henri trouvait les prénoms que sa femme avait choisis un peu exotiques pour son goût. Mais il fut rapidement rassuré par un article de son hebdomadaire habituel qui démontrait que la fréquence des prénoms évoluait en France, en fonction des modes passagères et surtout des chanteurs qui tenaient le haut du pavé. Le journaliste donnait un classement des prénoms les plus usités depuis un an : Nicolas et Aurélie étaient parmi les premiers du classement.

Janine s’arrêta de travailler pour assurer l’éducation de Nicolas et Aurélie. Le temps s’écoula tranquillement chez les Martin. Henri rentrait tous les soirs à la même heure. Son revenu, sans être très élevé, assurait la vie matérielle du ménage sans excès mais sans difficulté particulière.

Pendant l’été, on prenait une petite location saisonnière près de la Méditerranée. On n’avait pas les moyens d’un appartement directement au bord de l’eau. Chaque jour, il fallait marcher un bon kilomètre avant d’atteindre la plage où les enfants s’ébattaient tout au long de l’après-midi pendant qu’Henri et Janine étalaient leur ennui de couple sur la plage.

En fin d’année, on se partageait. La soirée de Noël se passait chez les parents d’Henri. Celle du Nouvel An, chez ceux de Janine. Les enfants recevaient leurs cadeaux dans un brouhaha de cris et de papiers d’emballage déchirés. Puis on passait à table, tandis que filles et garçons continuaient à s’amuser au parterre. La conversation avait peine à se dérouler. On dissertait sur la qualité du saumon de l’année. La dinde était souvent jugée un peu mois sèche que l’an dernier. Tandis que la bûche glacée était peut-être un peu trop glacée. Au moment de lever les verres de champagne, quelqu’un faisait imperturbablement remarquer qu’une année était en train de passer.  

Et la nouvelle année recommençait à l’identique de la précédente au logis des Martin. La grande aventure de la journée était le choix du programme de télé pour la soirée. Les grands moments d’incertitude de l’année se situaient essentiellement en mars lorsqu’il fallait se décider pour la destination de vacances de l’été suivant et puis vers le mois de septembre lorsqu’on se demandait ce qu’on allait acheter aux enfants pour Noël.

Quant Janine eût 45 ans, elle eût envie de reprendre un emploi comme le faisaient la plupart des femmes de cet âge. Elle avait comme elles, l’envie de « voir du monde », d’avoir l’air fatigué en rentrant le soir, d’avoir quelque chose à raconter, bref de se sentir vivre un peu. En se démenant beaucoup, elle trouva un poste d’assistante à la Chambre des Métiers du département. Ce n’était pas particulièrement bien payé ni spécialement brillant. Elle était chargée de préparer les salles de réunions, de trier dossiers et courriers, de ranger la documentation etc… etc…. Mais elle avait enfin un domaine à elle où elle pouvait s’exprimer et dont elle pouvait parler, même petitement.

Et puis, il arriva ce qu’il devait arriver. Cinq ans plus tard, elle annonça à Henri qu’elle voulait divorcer. Ses nouvelles occupations lui avaient ouvert de nouvelles relations, de nouvelles envies de fêtes, de voyage…. A travers son métier, ses rencontres, mais aussi la télévision, elle se construisait mentalement une autre société que celle qu’Henri lui proposait.

Il  y était facile de partir en voyage, de changer de voiture, de téléviseur…….. Les formules de crédit étaient telles qu’on avait l’impression de ne jamais payer puisque les réserves d’argent se reconstituaient en permanence. Les magazines « people » montraient l’image d’hommes et de femmes toujours beaux et riches à qui toutes sortes d’aventures arrivaient : un enfant, un nouvel amour, un nouveau triomphe artistique, une pseudo maladie mortelle dont l’intéressé était d’ailleurs le dernier informé. En un mot, Janine estimait s’ennuyer ferme et finit par le dire à Henri.

Celui-ci en fut tout d’abord mortifié. Il se faisait une certaine idée de la dignité et ne chercha pas l’affrontement direct avec Janine.  Conformément à son habitude, il se renseigna et il se rendit vite compte que la divortialité s’était fortement développée dans les classes moyennes et qu’il était donc loin d’être le seul dans son cas. Il estima alors que les mœurs avaient changé, que le mariage n’était pas une fin en soi et qu’il lui fallait donc s’adapter. Il accepta donc de divorcer après s’être assuré que les enfants qui avaient déjà 20 et 18 ans n’en souffriraient pas. Henri se fit d’ailleurs très rapidement à sa nouvelle vie de célibataire en reconstituant un nouveau faisceau d’habitudes quotidiennes.

A 60 ans, il prit sa retraite. Son départ de l’entreprise fut discret. Un vin d’honneur réunissant son chef et les quelques personnes qu’il était bien obligé de côtoyer chaque jour. Un petit discours sur un ton faussement enjoué. Un petit cadeau. Et puis ce fut tout.

Henri se retrouva seul du jour au lendemain dans un  petit deux pièces dont le calme n’était troublé que par la visite hebdomadaire de son fils et sa fille. En dépit de l’effacement légendaire de sa personnalité, Henri n’était pas sot : il se mit à réfléchir à sa vie. Cette réflexion sur soi-même que l’on nomme fréquemment « la crise de la quarantaine », lui il l’eût à soixante ans. Sur ce point, il se dit que mieux valait tard que jamais. Il se convainquit d’abord qu’il n’avait pas à avoir honte de son existence. Même si celle-ci avait été un peu terne, il avait été honnête, travailleur et il n’avait fait de mal à personne. Ceci étant, il reconnut qu’il n’avait pas fait preuve de beaucoup de fantaisie et qu’il s’était montré sans doute ennuyeux, incapable de créer quelque chose d’intéressant pour les autres, quelque chose qui lui aurait permis de se distinguer et d’abord à ses propres yeux. Il comprit qu’il était LE Français Moyen. Cette conviction se renforça le jour il se rendit compte qu’il portait le prénom et le nom les plus répandus de France. En d’autres termes, il y avait une multitude d’Henri Martin  en France, une multitude de lui-même. Non seulement il s’était conduit comme des millions de français dans sa vie quotidienne, mais il n’avait même pas de singularité au regard de l’état-civil. Il essaya donc comme on l’a dit précédemment de changer de nom. La démarche lui semblait être un préalable à la construction d’une personnalité qui aurait un tant soit peu d’originalité.

Neuf mois après l’échec de son action devant la justice, Henri Martin mourut d’un cancer accéléré de la prostate. Même la cause de son décès n’était pas originale. Les hommes de son pays mouraient le plus fréquemment de cette pathologie.

Le jour da comparution devant le Jugement Dernier survint. Lorsque Henri fut introduit dans le Tribunal, le silence régnait. Dieu et le Diable avaient plongé le nez dans le dossier d’Henri, ils maugréaient doucement en farfouillant entre les feuillets dont certains s’échappaient. Un peu en retrait, un homme en costume trois-pièces se limait les ongles à son bureau en semblant attendre patiemment. C’était Jean-Bernard, le directeur du Purgatoire qui venait d’être nommé à ce poste en raison de sa grande expérience de manager d’entreprise.

Dieu et le Diable soupiraient à qui mieux mieux en examinant la vie d’Henri :

-« Y’a rien dans ce dossier…. »

-« Mais alors rien de chez rien… »

Dieu finit par relever la tête le premier et plongea son regard céleste et exaspéré sur Henri :

-« Qu’est ce que vous voulez qu’on fasse de vous ? »

Henri n’en avait aucune idée et se contenta de hausser les épaules.

Le Diable se retourna vers le costume trois-pièces :

-« Jean-Bernard, vous le prenez….il n’ y a rien à tirer de celui-ci…. Ni bon ni mauvais… »

L’interpellé se récria :

-« Ah ! Non, cette fois je suis surbooké…vous m’avez refilé 300 américains moyens hier, je ne sais plus où les mettre…il faudrait quand même apprendre à vous décider, vous deux … »

Dieu et le Diable se concertèrent rapidement. Puis le Diable vint prendre Henri par l’épaule :

-« Mon vieux, on va être obligé de vous renvoyer sur terre…. Mais essayez d’être un peu raisonnable. Voyez un peu dans quelle salade vous nous mettez. Faites quelque chose de très mal que l’on puisse trancher votre cas facilement. Je ne sais pas moi…. Une petite attaque à mains armées…. C’est pas compliqué, que diable ! »

Dieu ne voulut pas être en reste et vint serrer la main d’Henri en sortant du Tribunal :

-« Il faut en sortir, Monsieur Martin, ça ne peut pas durer comme ça…. Vous ne devez pas rester comme tous ces gens moyens qui ne sont ni blancs ni noirs…. On ne sait plus qu’en faire. Retournez d’où vous venez. Faites le bien autour de vous. Construisez un orphelinat. Allez donner un coup de main à l’abbé Pierre… Arrêtez la famine au Soudan… Enfin, je vous demande pas
la Lune, quoi ! »

L’archange Gabriel était chargé des réexpéditions sur Terre. Mais le dossier d’Henri n’était pas à jour. Son divorce n’était pas consigné, si bien qu’il le renvoya chez son ex-femme.

 Le dimanche matin suivant, Janine en robe de chambre, trouva Henri attablé à la table du petit déjeuner, dans sa cuisine. Pour tout dire, elle faillit se trouver mal :

-« C’est pas possible, c’est un cauchemar !!… »

Henri la regarda tristement et trouva que sa nouvelle vie sur Terre débutait très moyennement.

  

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