L’île joyeuse

 Il était une île du Pacifique, peu connue des navigateurs, que ses habitants avaient nommée l’île du Paradis. Les mots pour la décrire ne respirent pas l’originalité : entourée de plages de sable blanc, dans un écrin de verdure et de soleil que les caprices de la météorologie ne venaient jamais troubler, ce bout de terre était habité d’un millier de paradisiaks, vêtus de simples pagnes ou paréos, qui vivaient dans un état de  jovialité et de décontraction inconnu des autres sociétés humaines. 

 En effet, la joie et la bonne humeur étaient érigées en règle. C’était même la loi puisque le principe du sourire avait été opportunément inscrit dans la Constitution de l’Etat, votée à l’unanimité de ses habitants. Jean-Baptiste, le seul policier de l’île, qu’on distinguait grâce à ses vêtements d’une ravissante couleur kaki, était chargé de verbaliser tout habitant qui, à une quelconque occasion, venait à manifester un mouvement de courroux en public. Il remplissait sa tâche dans la gaieté et l’allégresse pour ne pas avoir à se sanctionner lui-même. La vie quotidienne se déroulait dans un enchantement permanent. Lorsque les pêcheurs revenaient à terre leurs filets vides, ils éclataient de rire en se disant que les prises seraient d’autant plus riches le lendemain. Les employés étaient positivement ravis de venir au bureau et remerciaient chaleureusement leur chef de service lorsque celui-ci leur permettait exceptionnellement d’effectuer des heures supplémentaires imprévues. Dans la rue, on ne pouvait croiser quelqu’un sans le saluer civilement en montrant un visage avenant et joyeux. 

Tout était agencé pour qu’il n’y ait nulle occasion de jalousie entre les citoyens. Chacun était égal en droits à son voisin. Les malades étaient soignés gratuitement par des infirmières sélectionnées pour la qualité de leur sourire. La richesse nationale était distribuée à parts égales. Lors des élections présidentielles, les Paradisiak distinguaient le plus plaisantin d’entre eux après une campagne particulièrement amusante. C’était le seul Etat où les citoyens élisaient, en toute connaissance de cause, un amuseur public à leur tête. 

En résumé, l’organisation sociale ne souffrait aucun défaut, si ce n’était le cas de Jean-Pierre, le seul habitant de l’île qui n’arrivait pas à rire ni même à sourire. Le corps médical s’était longuement penché sur son cas avant de conclure, en s’esclaffant joyeusement, que Jean-Pierre pâtissait d’une grave maladie sans remède connu. Les médecins ajoutèrent, en pouffant de rire, que l’affection dont il s’agissait, qu’ils appelaient la morosité, était probablement contagieuse et qu’il fallait absolument isoler l’intéressé. Depuis ce diagnostic, Jean-Pierre occupait un enclos spécialement aménagé pour lui au bout de l’île. Les meilleurs humoristes parmi ses compatriotes se succédaient à son chevet sans aucun résultat. Il faut dire que Jean-Pierre portait sur son visage les stigmates de sa maladie. Les cheveux gris dégageaient son front haut, strié de rides provoquées par le souci permanent. Ses yeux d’un bleu métallique ne reflétaient aucune expression, tandis que sa mâchoire proéminente n’avait pas l’élasticité qui aurait pu lui permettre d’esquisser le moindre sourire. 

Alexandre, le Président en exercice, ne pouvait se satisfaire de cette situation. Il n’était pas conforme à la tradition nationale de laisser s’installer un élément de mécontentement sur l’île. Aussi eut-il l’idée de faire venir un vieil ethnologue parisien dont il connaissait la science : le Professeur Bernichon. Bernichon, très intéressé, délaissa immédiatement ses travaux en cours pour se faire transporter sur l’île du Paradis où il examina longuement le cas de Jean-Pierre. Devant Alexandre, inquiet mais gardant sa bonne humeur, Bernichon, tout en se frottant le menton déclara que la maladie de Jean-Pierre était sérieuse, mais qu’il avait peut-être une idée pour la traiter. Le projet du Professeur s’avérait simple, mais hasardeux. Alexandre donna néanmoins son accord. Puisque tout avait été tenté, personne n’avait plus rien à perdre. 

Une semaine plus tard, Bernichon accompagnait Jean-Pierre dans sa première ballade à l’intérieur du métro parisien. Comme tous les matins, les wagons étaient bourrés de salariés en route pour leur travail. L’atmosphère était triste, glauque, étouffante. Lorsque Jean-Pierre monta dans une rame, sa silhouette habillée du seul pagne traditionnel n’attira même pas les regards. Par contre, Jean-Pierre dévisagea un par un tous ses compagnons de voyage sous la houlette bienveillante du Professeur Bernichon. Une jeune femme épuisée s’endormait la tête appuyée sur la vitre du compartiment. Un cadre cravaté s’alarmait en consultant un journal boursier. Un pauvre hère en proie au désespoir hurlait son infortune en tendant une main dans laquelle quelques voyageurs apeurés versaient une minuscule obole. Plus loin des jeunes gens gesticulaient en parlant haut : casquettes posées à l’envers ou survêtements trop larges pour eux, ils effrayaient leurs compagnons de voyage. Une jeune fille indisposée quitta précipitamment le wagon au premier arrêt. En découvrant ce monde fantastique, Jean-Pierre eut un mouvement de stupeur. Les hommes et les femmes qui se tenaient dans ce compartiment, en évitant de se regarder tout en s’épiant quand même du coin de l’œil, lui paraissaient à la fois pitoyables et ridicules. Ils donnaient l’impression à Jean-Pierre d’être tellement habitués à croiser des silhouettes étranges qu’ils ne s’étonnaient de rien, tout en se méfiant de tout. 

 Et lorsqu’un homme, sanglé dans un drôle d’uniforme bleu, s’adressa enfin à lui pour réclamer son titre de transport, un petit miracle se produisit : Jean-Pierre, pour la première fois, rit. Il fut même pris d’un fou rire inextinguible quand, dans un grand mouvement de rage, le petit homme en bleu le verbalisa pour attitude vestimentaire inconvenante, doublée d’un comportement ironique à l’égard d’un agent assermenté. 

En un seul trajet, la guérison de Jean-Pierre fut acquise. Il revint souriant dans son île, sauvé par la mauvaise humeur des hommes de la ville. Il se tailla même la réputation d’un joyeux luron quand il raconta, dans les veillées, comment des hommes apparemment civilisés vivaient tristement, sous une terre lointaine. 

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