Des trous, des petits trous, des grands trous…

Hiver comme été, entouré de ses quelques moutons, de deux vaches et de son chien, Fernand vivait seul dans sa cabane, en haut du col. Tout près de l’endroit où la route faisait basculer le voyageur d’une vallée à l’autre. Peu de voitures s’aventuraient à si haute altitude où l’air était si vif. Aux beaux jours cependant, quelques citadins aventureux s’arrêtaient pour pique-niquer au bord d’un chemin, mais dès le mois de septembre le silence se refermait. On disait de Fernand qu’il vivait dans un trou perdu. Personne au village n’avait jamais compris pourquoi, mais c’était ainsi et chacun s’y était habitué.

Le soir dans les veillées, certains déclaraient en riant qu’il était né sous le signe zodiacal du Trou. L’opinion la plus répandue était que Fernand avait connu dans sa vie une période particulière pendant laquelle des évènements mystérieux ou extraordinaires l’avaient profondément bouleversé et conduit à s’isoler du monde. Mais personne n’avaient la moindre idée de ce qui avait pu marquer à ce point le vieux berger pendant cet épisode. Les rumeurs les plus fantaisistes étaient colportées à ce sujet.

Très jeune, il avait beaucoup vécu, Fernand. Les plus anciens se souvenaient qu’il avait appartenu à une troupe de théâtre qui tournait dans la région. Mais il n’était pas très doué pour les planches, jouant plus souvent les bouche-trous que les premiers rôles, les hallebardiers devant les portes du château plutôt que le jeune prince amoureux de la belle comtesse. Il paraissait même qu’il avait terminé sa brève carrière de comédien dans l’orifice du souffleur.

Plus tard, il y eut un entracte dans sa vie, consacrée au service militaire. Pendant les longs moments d’oisiveté et de paresse, il y avait surtout appris à boire comme un trou ou alors à connaître, grâce à un voisin de chambrée né près de Rouen, toutes les subtilités gustatives du trou normand.

D’après les déductions des uns et des autres, il avait du se passer quelque chose dans l’existence de Fernand pendant l’armée ou juste après.

En effet, en revenant au pays quelques mois après sa libération, il s’était immédiatement réfugié dans son antre d’altitude sans plus d’explications. Ceux qui lui rendaient visite avaient une impression curieuse. Fernand se souvenait peu du passé ou plutôt n’avait pas envie de s’en souvenir. Il disait que sa mémoire s’obscurcissait peu à peu. Son front strié et ses sourcils épais sous un béret raidi par la crasse se plissaient profondément. L’instant suivant, il marmonnait :

-          J’me rappelle plus…

Puis il effaçait ce fâcheux intermède d’un vigoureux revers de manche sur son visage mangé de pilosité et revenait à sa tâche.

Marie, sa fille née d’une union rapide « d’avant » son isolement, montait parfois au col s’assurer de sa bonne santé et lui apporter quelques vivres. Elle était la seule à détenir une clé de sa cabane. Elle réussissait parfois à recoudre un vêtement déchiré ou à balayer son refuge. Elle tentait même de le tancer :

-          Tu ne vas pas vivre éternellement dans ce trou !

Parfois, elle s’énervait :

-          Tu n’as pas les yeux en face des trous !

Mais rien n’y faisait l’homme retournait à ses bêtes et à la fabrication de son gruyère. Il avait chargé Marcel, son seul ami et maire du village  de vendre sa production au marché.

Marie avait réussi à lui faire admettre un vieux transistor auprès de sa couche. Fernand, après avoir beaucoup renâclé, avait fini par prendre l’habitude d’écouter les informations. Il trouvait que les hommes s’agitaient beaucoup trop autour de questions de trous : le déficit de
la Sécu, la déchirure de la couche d’ozone, les politiciens véreux enfermés en prison….

Un jour, des engins monstrueux envahirent son horizon. Les pelleteuses creusèrent des tranchées continues le long de la montagne. Plus loin, des bulldozers défonçaient la nature dans un bruit d’enfer. L’horreur dura deux années. Fernand feignait d’ignorer ces bouleversements en dépit des saignées qui défiguraient son paysage quotidien. Mais ses rares visiteurs constataient qu’il dépérissait.

Deux hivers plus tard, les premiers skieurs glissaient le long des pentes dans des courbes compliquées qui s’entrecroisaient sous les yeux incrédules et fatigués du berger solitaire. En été, il pouvait apercevoir au loin, cannes sur l’épaule, des golfeurs s’obstiner entre les trous d’un jeu auquel Fernand ne comprenait rien.

Lorsque les hommes du village portèrent Fernand en terre, Marcel rappela dans un discours émouvant ces quelques éléments de la vie simple d’un homme dont le destin ne retiendrait rien. Car, sur son lit de mort, Fernand avait fait jurer à Marcel de ne jamais révéler les raisons du trou noir de son existence. 

                       

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