Un voyage désorganisé
L’horloge de la salle d’attente des voyageurs était un bijou de l’industrie des années trente, dans le style art déco, dotée d’un cadran où s’ordonnaient des chiffres romains soigneusement calligraphiés. Le seul problème était que les aiguilles avaient disparu comme si le temps s’était absenté de ce lieu où l’aurait pu croire que l’exactitude s’imposait comme une politesse élémentaire due aux nombreux prétendants au départ qui s’y pressaient.
Sur les murs, la peinture verdâtre s’écaillait piteusement en s’apprêtant à tomber par lambeaux à certains endroits. Quelques affiches déchirées tentaient encore de vanter une eau minérale gazeuse qui n’existait plus. Comme dans toutes les salles d’attente, l’odeur fétide piquait désagréablement les narines.
Le chef de gare s’appelait Fernand. Il m’avait confié son prénom dès que je l’avais abordé comme si porter ce prénom était une évidence dans sa fonction. Il m’avait accompagné courtoisement jusqu’à cette salle où l’on se préparait au départ.
Les mains croisées dans le dos, en ayant l’air de s’interroger sur chacun des voyageurs qui patientaient, il avait entrepris de déambuler avec moi entre les rangées de sièges occupés. Sa moustache blanche cachait ses lèvres fines, tandis que son regard mouillé scrutait les lieux comme s’il les découvrait pour la première fois. Sur la visière de sa casquette réglementaire que la crasse avait figée dans la forme qui correspondait à son crâne, je pouvais lire, lorsque l’homme me regardait, « Compagnie des wagons-lits ».
J’avais pris un billet de seconde pour un voyage à Saint-Germain-des-Fossés où une vieille tante devait être portée en terre dès le lendemain. J’avais hâte que ce voyage se déroule et se termine pour retourner à mes occupations.
A ma surprise, le chef de gare connaissait tout le monde. Il saluait courtoisement les uns et les autres comme l’aurait fait le directeur d’une maison de repos auprès de ses pensionnaires.
Il y avait là, Madame Barruquet et ses enfants qui couraient en riant entre les travées. Mon accompagnateur m’apprit en aparté les malheurs de cette pauvre femme. Battue, insultée et humiliée, elle fuyait un époux violent, soudard et célébrissime dans tous les commissariats de la ville pour ses fréquentations douteuses, ses trafics louches et ses conduites scandaleuses du samedi soir dans les rues chaudes des vieux quartiers. Madame Barruquet essayait de rejoindre sa mère dans le village de sa naissance en espérant y retrouver la paix, entourée de sa progéniture. Le garçon et la fille tournaient autour de nous en imitant le bruit d’un train ou d’un avion, je ne pouvais être plus précis sur le moyen de locomotion mimé. Périodiquement, la mère les rappelait vivement à l’ordre en sortant le nez de ses aiguilles à tricoter qui s’affairaient sur une longue écharpe jaune poussin :
- Jean, Bernadette…. Arrêtez !
Plus loin, je fus présenté à Monsieur Bernard, un ancien instituteur qui voulait, selon le chef de gare, mettre sa retraite à profit pour faire le tour du monde. Avec sa tignasse blanche ébouriffée et ses yeux hagards, le vieil enseignant me faisait penser aux photos les plus célèbres d’Albert Einstein. Il s’extirpa des livres de géographie qu’il compulsait avidement sur ses genoux pour m’interroger :
- Vous ne partez pas pour l’île de Vanuatu, par hasard ?
Non, je ne partais pas pour cette destination dont j’ignorais l’existence.
- C’est dommage, souligna mon interlocuteur, je vous aurais donné une adresse pour loger à Port-Vila.
Je tentais de rappeler à Fernand que j’étais surtout venu dans l’espoir de me rendre sans trop tarder à Saint-Germain-des-Fossés. L’instituteur et l’employé des wagons-lits se regardèrent tristement :
- Tsss ! Saint-Germain-des-Fossés !!!
Dans leurs soupirs exaspérés, j’entendis résonner toute la médiocrité de mes ambitions ferroviaires et je fus même tout prêt à m’excuser pour avoir des projets de voyage à si courte portée.
A l’extrémité de l’un des bancs, nous croisâmes un indien. Un Iroquois, selon Fernand. L’homme, de haute stature, se tenait raide, immobile, les bras croisés sur son poitrail géant. Son regard perdu dans son visage cuivré semblait indifférent à son environnement. Fernand me raconta son histoire discrètement comme pour ne pas le déranger. C’était un chef, chassé de son territoire par les troupes nordistes pendant la guerre de sécession. Il attendait le moment de retrouver enfin la terre de ses ancêtres. Fernand ajouta qu’il fallait le comprendre. Je répondis que j’essayais.
Alors que les enfants de Madame Barruquet tournoyaient encore autour des voyageurs, une voix féminine annonça qu’un avion allait décoller dans les instants suivants. Je m’étonnais vivement auprès de Fernand :
- On dirait qu’elle ne connaît pas la destination de cet avion ?
Le chef de gare haussa les épaules en me répondant qu’il l’ignorait aussi. Aucun des voyageurs présents n’esquissa le moindre geste pour se précipiter vers la porte d’embarquement.
Quelques instants plus tard, la même voix informait l’assistance du départ imminent d’un train pour Saint-Pétersbourg. De nouveau, j’interrogeais mon guide :
- Si je comprends bien, vous faites gare et aéroport ?
- Escale portuaire aussi, me répondit-il imperturbablement. Nous avons un départ du ferry pour Madrid. Enfin, de temps en temps.
Je réfrénai mon envie de lui demander le moyen de locomotion qu’il me conseillerait pour me rendre à Saint-Germain-des-Fossés quand nous fûmes abordés par un homme qui s’adressa poliment à Fernand pour s’enquérir de l’heure de son départ pour Clermont Ferrand. J’eus un instant l’espoir de rencontrer enfin un passager ordinaire, dont l’objectif ressemblait au mien. Mais Fernand me détrompa. Il se retourna vers moi et me confia d’un sourire bienveillant :
- Un original… Il ne veut se déplacer qu’en diligence…
C’est à cet instant que la voix douce de l’hôtesse émit un nouvel appel :
- Départ immédiat pour Saint-Germain-des-Fossés, voie numéro 5 !
J’assistai alors au spectacle stupéfiant de la ruée de tous les voyageurs présents, soulevés par des cris d’enthousiasme, vers la porte d’embarquement. Figé par la surprise et l’incrédulité, je me présentai dans les derniers à l’hôtesse en faction qui m’arrêta d’un geste déterminé :
- Désolée, c’est complet !
Agréable nouvelle, originale et légèrement fantastique…
Je repasserai.
Venez faire un petit tour dans mon jardin, si le coeur vous en dit, en tapant « bric à brac baroque » dans unblog.
A bientôt
Dernière publication sur FICTIONS et FRICTIONS : La glycine
Merci… mais elle ne plait pas à tout le monde, certains la trouvent trop loufoque.
J’irai faire un tour sur « bric à brac », promis.
Tintin