Un drôle de vendeur…

Pendant quelques mois, j’ai été vendeur, spécialisé dans le gros électroménager chez Darcy. Au début, affublé d’une splendide chemise jaune fluo, je paradais fièrement au milieu des rangées de frigos et machines à laver, prêt à fondre sur mes premiers clients, dans l’atmosphère douce et feutrée d’un grand magasin de banlieue.

J’avais suivi deux semaines de formation aux techniques de vente. Les stagiaires étaient sensés retenir une idée générale : le client ne connaît rien au principe du réfrigérateur et encore moins à celui de la cuisinière ou de la machine à laver. La conséquence directe, c’était que le vendeur n’avait pas besoin d’en connaître beaucoup plus.

 Un homme d’environ 45 ans fut mon premier acheteur. Probablement célibataire. Dans le cas contraire, Madame accompagne toujours Monsieur pour surveiller l’investissement du couple. A sa tenue, j’estimais le pouvoir d’achat de mon homme assez faible. J’imaginais qu’il avait usé son réfrigérateur jusqu’à la corde avant d’envisager de le renouveler. Après avoir tourné misérablement dans les rayons, il m’aborda :

-« Ce serait pour un renseignement… »

-« Bien sûr, monsieur… »

-« Voilà, je dois changer mon frigo…. »

L’homme m’entraîna insensiblement vers un appareil milieu de gamme : il avait déjà choisi. Il s’agissait juste de le rassurer.

-« Mais c’est un excellent choix, Monsieur, nous en vendons beaucoup… »

Leçon apprise en formation : le consommateur n’aime pas l’aventure. Notre devoir est de le convaincre que tout le monde achète ce qu’il achète. Si ça ne suffit pas, le vendeur peut affirmer aussi qu’il a acheté le même appareil pour lui-même.

-« D’ailleurs, j’ai le même à la maison… »

En un mois, j’ai affirmé posséder 12 frigos et 14 marques différentes de machines à laver dans mon petit studio de 30 m².

Puis j’accueillis une brave mère de famille à qui il a fallu lire l’étiquette de la machine à laver. Oui, oui, le chargement était frontal d’ailleurs, elle pouvait le constater. Oui, oui, la machine tournait vite et sans bruit. Oui, oui, nous faisions la garantie étendue à 5 ans.

La garantie s’avérait un point capital pour évaluer la prestation du vendeur. Pour deux ans, elle était comprise dans le prix. Au-delà, elle pouvait être étendue à 5 ans, mais c’était  cher. Et très profitable pour l’entreprise. Le bon vendeur devait réussir à caser une garantie étendue avec le plus grand nombre d’achats possible  Lorsque le client régulier et un peu finaud commençait à se douter que la garantie étendue servait rarement, il suffisait de l’inquiéter un peu.

-« Vous savez, depuis 10 ans que je suis dans la maison, j’ai vu se multiplier le nombre d’interventions sur l’électroménager »

En proférant quelque chose comme ça d’un air compétent, vous aviez une chance d’emporter l’adhésion. Même si, comme c’était mon cas,  vous n’aviez pas plus d’un mois d’ancienneté dans la profession.

Bref, pendant un mois, je réalisais un chiffre d’affaires mirobolant sans connaître grand-chose à ce que je vendais. J’appliquais à la lettre les recommandations des formateurs. Le plus difficile de mon travail était de lire les notices du constructeur que le client pouvait lire aussi bien que moi. Et puis, je plaçais habilement quelques garanties de longue durée dont l’utilité m’apparaissait plus que douteuse.

Gérard, le responsable de magasin, se répandait en louanges à propos de mes prestations. Faisant un usage intensif de gel coiffant pour les cheveux et de savons qui font la peau douce, je m’illustrais par une présentation impeccable. Je ne posais pas de questions oiseuses et puis surtout, je n’en posais pas aux autres.

Arriva ce funeste jeudi matin où j’aperçus sa silhouette navigant entre les machines à laver. Pour mon malheur, il avisa immédiatement la mienne aussi.

-« Berton !! Vous ici… »

A ce cri qui traversa le magasin, plusieurs clients et vendeurs tournèrent la tête. Morissier, mon prof de français de terminale, était doté d’une voix caverneuse qui avait terrifié des générations de lycéens. Il me reconnut immédiatement. Je ne pensais pourtant pas avoir marqué l’histoire du lycée par des exégèses particulièrement brillantes de Montesquieu ou Molière. Peu importe, la mémoire pachydermique de Morissier n’oubliait aucun visage. Il se souvenait du nom de chacun de ses élèves pendant plusieurs années. Il faut dire que célibataire endurci, il n’avait peut-être pas grand-chose d’autre à faire que de les apprendre par coeur.

Sexagénaire récemment mis à la retraite par l’Education Nationale, il promenait sa silhouette ronde, ventripotente, distinguée néanmoins, dans le quartier où je travaillais. Habillé à l’ancienne d’un costume gris, d’un gilet barré d’une montre à gousset, il donnait l’impression de cultiver son aspect ringard.

Il se précipita sur moi. Il soufflait un peu Morissier. Mais le même regard bleu vif brillait toujours derrière ses lunettes à monture d’écaille. Je reconnus sans plaisir ses cheveux gris rejetés en arrière et ses bajoues qui tremblotaient lorsqu’il déclamait du Racine ou enguirlandait l’un d’entre nous pour un devoir négligé.

-« Berton !!! Répéta-t-il d’une voix de stentor… Alors toujours aussi nul sur les participes passés ? »

Sa voix puissante venait de révéler à la moitié du magasin l’une de mes grandes faiblesses grammaticales. J’essayai vaguement de détourner la conversation :

-« Je peux vous être utile, Monsieur ? »

Mon offre de services l’indifféra complètement. L’assistance put profiter d’un long exposé de mes diverses insuffisances scolaires. Après 20 minutes de ce régime, je réussis à le raccompagner à la porte du magasin :

-« Je reviendrais Berton, je reviendrais, vous êtes très sympathique… »

Le chef de magasin n’apprécia pas l’incident. Je dus m’expliquer dans son bureau.

-« Berton, qu’est-ce que c’est que ce cirque ?… »

L’affaire avait déchaîné l’hilarité de mes collègues de travail qui me demandèrent régulièrement des nouvelles de Morissier. Avec le temps, elle aurait pu être oubliée si, quelques semaines plus tard, je n’avais eu la visite de tante Emma sur mon lieu de travail.

Je ne connais personne qui puisse résister aux mises en plis invraisemblables et aux colorations folkloriques de tante Emma. Ce matin là, elle avait imaginé un échafaudage capillaire vacillant et compliqué qu’elle avait teint d’un mauve particulièrement tendre et peu discret. Son arrivée dans le magasin avait soulevé un mouvement d’intérêt général qui se transforma en ovation lorsque les vendeurs comprirent que c’était la soeur de ma mère.

Tante Emma m’étouffa contre elle en m’appelant « son petit Marc ». Elle venait de voir ma mère et se chargeait de me transmettre d’une voix  sonore ses recommandations.

-« Fais attention à la climatisation, mon petit Marc, tu devrais mettre un petit gilet…. Ta mère et moi nous savons que tu es fragile des bronches…. »

Les collègues faisaient mine d’être occupés ailleurs, mais ils se poussaient du coude en étouffant leurs rires. La clientèle ravie de cette animation se rapprochait doucement. Le scénario s’étoffa lorsque tante Emma s’estima en droit d’emporter un lave-linge avec une réduction de 50%  au motif du lien familial qui nous unissait. Je me risquais à lui objecter que l’opération me paraissait un peu délicate sur le plan commercial.

Gérard, le chef de magasin fut pris à partie. Tante Emma formula sa revendication : le ton de la conversation s’éleva. Gérard lui glissa à mi-voix qu’il pourrait envisager un petit geste si elle condescendait à hurler un peu moins fort. Tante Emma exigea 40 % de rabais et signifia qu’en dessous de cette remise, elle se chargeait du nécessaire pour que les clients aillent voir ailleurs d’une part et qu’elle retirait son pauvre neveu de cet établissement d’autre part. Gérard dût céder et dans la foulée vendre quelques lave-linges supplémentaires avec un rabais de 20% à d’autres clients qui n’avaient pas perdu une miette des débats.

Ces évènements me traumatisèrent. J’envisageai même l’éventualité d’une démission. Mes collègues me regardaient d’un air rigolard, les clients habituels  n’étaient pas en reste :

-« Nous aurons votre tatan aujourd’hui ?…. »

Il y eut pire : Zoe. Par une belle fin d’après-midi, elle jaillit d’une rangée de frigos en hurlant :

-« Marcoooooooooo !!! »

Le magasin s’agglutinait déjà pour la suite du spectacle. Zoë était une fille. Enfin, selon les principaux critères biologiques en vigueur. Je l’avais connue trois ans auparavant en terminale. Les tâches de rousseur dont elle était couverte, sa fantaisie permanente m’avaient conquis. Mais l’attrait de la nouveauté passé, je m’aperçus que Zoë était une personnalité éreintante. Les charmantes fantaisies du début s’étaient transformées en caprices exaspérants. Le sommet fut atteint un soir du mois de juillet après le bac. J’avais du l’accompagner au concert de Michel Sardou. Jusque là, j’avais considéré que l’épreuve était dans les limites des concessions normales dans un couple. Mais à la sortie, elle avait exigé que j’aille conquérir un autographe : j’avais du me battre comme un chien avec des milliers de minettes hirsutes pour obtenir une signature dont je me fichais royalement. A mon retour de l’hôpital avec trois points de suture, je compris que notre liaison n’avait aucun avenir.

Je me séparais d’elle. Le problème c’est qu’elle, elle ne séparait pas vraiment de moi. La séance de rupture eut lieu dans notre bistrot habituel. Zoë ne la vécut pas très bien. En fait, le patron dut faire intervenir les forces de l’ordre après que Zoë eut entrepris de me jeter tout ce qui se trouvait à portée de mains en plein visage. La suite fut un cauchemar, j’ai du ruser avec mes adresses, changer de portable, modifier mes parcours. Enfin, j’appris six mois plus tard, qu’elle avait jeté son dévolu sur un autre. Mais je n’avais pas prévu qu’elle aurait envie, ce jour-là, d’acheter un aspirateur dans mon magasin. Ni que « l’autre » s’était lassé aussi.

Dès son apparition, je pressentis les ennuis et entrepris de fuir courageusement entre les cuisinières. Mais Zoë maîtrisait parfaitement ce type de situation. Elle me rattrapa au coin de l’allée des lave-linges. Judoka assidue, sa force et sa souplesse impressionnaient les meilleurs spécialistes.

-« Marco, je n’ai jamais cessé de penser à toi !!!… »

J’étais déjà allongé sur les machines à laver, couvert d’étreintes diverses et variées. Les boutons de la chemise jaune fluo ne résistèrent pas longtemps à l’envie de mon ex-compagne. L’équipe de vente et une cinquantaine de spectateurs formaient une haie encourageante :

-« Allez Marco ! Allez Marco !… »

Nous fûmes interrompus par une escouade de policiers. Gérard s’était résolu à faire appel à l’ordre public avant que mes ébats avec Zoë ne prennent un tour définitivement pornographique.

Au soir de cette mémorable journée, je fus convoqué dans le bureau de Gérard. Je sentais bien qu’il n’était plus le même qu’au début, Gérard. Lui, si propre sur lui, si « jeune cadre dynamique » était hagard, les yeux rougis, les joues creusées par l’effort. La chemise jaune était froissée, la cravate dénouée. L’ambiance me semblait avoir changé aussi : il était loin le temps où Gérard commentait mon chiffres d’affaires en me félicitant chaleureusement :

-« Berton ! Des emmerdeurs, j’en ai connus, mais alors vous….. »

-« Le problème, c’est que depuis que vous avez pris le magasin pour le théâtre de votre vie personnelle, ça n’arrête plus………. La fréquentation du magasin est multipliée par deux, les ventes explosent, je suis félicité de partout…. Alors je n’ai qu’une seule question : vous en avez encore pour longtemps ? »

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