Un as du barreau
Dans un geste d’autosatisfaction qui lui était coutumier, Maïtre Dufourneau passa la main dans sa longue barbe blanche. En regardant les piles de dossiers qui envahissaient son bureau, il pensait qu’il était décidemment un grand avocat.
Dans l’affaire du camembert, il avait facilement obtenu la condamnation du renard qui avait dérobé le fromage du corbeau au prix d‘une ruse misérable. Ce succès avait été assez aisé puisqu’il avait pu mettre la main sur le témoignage écrit d’un grand fabuliste, témoin direct de la scène. De plus, le renard avait un casier judiciaire chargé : les poulaillers du voisinage portaient encore la trace de ses larcins. Les volailles du pays ne s’étaient pas privées pour l’accabler devant le Tribunal.
L’empoisonneuse de Blanche-Neige avait également été aisée à confondre. Dufourneau avait fait citer les sept nains à la barre des témoins, même les dénommés Timide et Simplet. Il avait fallu installer un escabeau en pleine salle d’audience pour qu’ils soient distingués par les juges, mais les petits êtres avaient su tirer des torrents de larmes de la part des jurés. La sorcière avait été sévèrement condamnée et la reine qui l’avait commanditée n’avait pas non plus échappé à la punition.
D’autres causes avaient été plus ardues à défendre. Ainsi, il avait du batailler ferme pour faire condamner la belle-mère de Cendrillon pour défaut d’assistance et exploitation abusive de son enfant. Cette femme et ses deux filles avaient été d’une mauvaise foi et d’un entêtement inébranlables à l’audience. Maître Dufourneau, grâce à un enquêteur privé, avait retrouvé une jeune servante cambodgienne que la vieille avait honteusement surexploitée à son service, 20 heures par jour, avant de s’en prendre à Cendrillon. L’histoire de cette jeune fille avait enfin emporté l’adhésion de
la Cour qui avait fortement puni la belle-famille de Cendrillon. Celle-ci qui était devenu princesse entre temps, grâce à une histoire d’escarpin perdu, avait néanmoins usé de son droit de grâce pour absoudre les condamnées ce que Maître Dufourneau avait vivement regretté.
Maître Dufourneau aimait également à raconter l’affaire du Chaperon Rouge. Finalement, dans cet embrouillamini, on ne savait plus qui était coupable. La mère de la petite fille avait engagé sa responsabilité puisqu’elle avait envoyé son enfant, seule dans la forêt obscure, malgré ses 10 ans. La grand-mère n’était pas non plus à l’abri de reproches : elle s’obstinait à vivre chez elle, dans un endroit isolé et donc dangereux, au lieu de rejoindre la maison de retraite où elle eut été en sécurité. Le chasseur avait également fauté : passant, soi-disant par hasard, sur les lieux du drame, il avait exterminé le loup, espèce protégé par la loi. Feu le loup, bien qu’il ait expié ses fautes, n’avait tout de même à manger la grand-mère. Et puis la petite fille, elle-même, avait fait preuve d’une certaine légèreté en s’écartant du chemin qui menait directement à la maison de son aïeule. Maître Dufourneau s’était néanmoins tiré avec maestria de cet imbroglio en défendant victorieusement le Chaperon Rouge. Après le procès, celle-ci n’avait pas manqué d’écrire son aventure dans un livre qui connut un certain succès. Le Chaperon Rouge gérait aujourd’hui sa fortune, après s’être retiré sur les hauteurs du rocher monégasque.
Depuis quelques temps, les affaires devenaient de plus en plus nombreuses et complexes. Maître Dufourneau se frottait les mains devant le succès de son cabinet, mais il fallait continuer à faire face.
Grâce à lui, la petite Boucle d’Or venait d’échapper de justesse au Centre d’Education Renforcée bien qu’elle ait squatté la maison de la famille Ours dont le père avait porté plainte pour violation de domicile. Par ces temps difficiles où les exactions des jeunes étaient fréquemment assimilées au grand banditisme, surtout lorsqu’ils habitaient les quartiers populaires, Boucle d’Or pouvait s’estimer heureuse de s’en tirer avec une simple admonestation du juge et une lettre d’excuse à la famille Ours.
A son actif, Maître Dufourneau pouvait évoquer l’affaire du Marquis de Carabas et de son chat. Le félin s’avérait un sacré coquin : il avait à plusieurs reprises abusé de la naïveté du Roi pour faire attribuer un titre de noblesse usurpé à son Maître. Mais comme la fille du Roi avait fini par épouser ce dernier, l’affaire fut rapidement étouffée. Elle se termina par une conciliation dans le bureau de Maître Dufourneau et ne fut même pas évoquée au Tribunal. Aux dernières nouvelles, le Chat dit Botté coule toujours des jours heureux dans la suite du Marquis et de sa femme.
Mais voici qu’aujourd’hui, Maître Dufourneau avait reçu un gamin de 7ans, venu lui conter une étrange histoire. Selon lui, ses parents auraient essayé de le perdre avec ses six frères dans la forêt, précisément celle où réside l’ogre. Le gamin, noyé dans le fauteuil réservé aux visiteurs, était de petite taille. Son front émergeait à peine de la hauteur du bureau de l’avocat, Maître Dufourneau était obligé de se hisser sur lui-même pour entr’apercevoir la tignasse blonde et les yeux bleus qui essayaient de le convaincre.
A première vue, cela ressemblait à de la maltraitance d’enfants. Maître Dufourneau connaissait parfaitement le code et la jurisprudence à ce sujet. Mais il savait aussi que la parole des enfants était un élément délicat à manier et il ne voulait pas risquer que la partie adverse démontre une affabulation manifeste du jeune garçon qu’il avait en face de lui. Il fit donc effectuer une rapide enquête sur la famille Poucet. C’était apparemment un couple de pauvres gens, bénéficiant du RMI, lui chômeur, elle atteinte de débilité légère. Dufourneau pensa qu’il allait devoir jouer fin et être au mieux de son art. En supposant l’histoire du Petit Poucet authentique, il serait difficile de s’acharner sur un couple dans la misère sans passer pour un monstre. Sa carrière pouvait en pâtir.
Le Petit Poucet qui, entre temps, avait vendu son histoire à un grand hebdomadaire avait fait fortune, lui aussi, et savait la gérer. Dufourneau qui avait soin de sa réputation, avait encore plus d’égards pour son compte en banque. Il ne résista pas très longtemps à la vue de la valise de billets de banque que le Petit Poucet déposa sur son bureau. Il intenta donc un procès aux parents indignes du richissime gamin.
L’audience fut des plus bizarres. Dufourneau pensa soudain à ses vieux parents qui s’étaient saignés pour lui permettre de mener ses études à bien. Il n’eut pas le cœur d’accabler davantage les deux pauvres hères qui baissaient la tête devant lui, il ne cessa de leur trouver des circonstances atténuantes. On eut dit qu’il défendait les parents plutôt que l’enfant.
Si bien que le Petit Poucet dut assurer sa défense seul. Dans une grande envolée oratoire, il fit comprendre au juge, qu’il ne voulait pas qu’on condamnât lourdement ses parents, mais qu’il désirait une condamnation de principe à 1 euro de dommages et intérêts, qu’il paierait de sa poche, pour que l’on sache, au grand jour, à quelles extrémités la dureté de la société capitaliste et libérale pouvait conduire un couple désespéré.
Le Petit Poucet sortit du Tribunal sur les épaules de ses supporters, assailli par une meute de journalistes. Pour la première fois de sa carrière, Maître Dufourneau sortit par la petite porte, sans la moindre interview à donner. Il en conçut le plus vif ressentiment à l’égard des histoires d’enfants.
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