Sauvons les hommes !
Le lion Marcel, le tigre Bébert, l’hippopotame Lucien, et l’éléphant Childéric se réunirent un jour sur le bord de la rivière. Ces animaux, de tendance écologiste, étaient très sensibilisés à la protection des espèces en voie de disparition. En l’occurrence, ils avaient les plus vives inquiétudes à propos de la disparition du genre humain.
Childéric barrit et avança que les hommes ne se reproduisaient pas assez. Un enfant par famille, deux parfois, ce n’était pas suffisant. Selon certains, des portées trop fréquentes nuisaient à la carrière professionnelle des humains de sexe féminin ! Marcel, le lion approuva. Pour lui, il faudrait cinq à six enfants par femme. Bébert voyait un autre problème qui, selon lui, faisait planer un vrai risque sur la population humaine :
- Ce sont tous des tarés !
Prié d’approfondir sa réflexion, Bébert fit remarquer que les hommes appartenaient à la seule race capable de s’autodétruire. En Irak, au Pakistan, partout se multipliaient des attentats par lesquels quelques exaltés éliminaient des dizaines de leurs semblables. Et quand l’action directe ne suffisait pas, on s’arrangeait entre marchands et financiers pour organiser la famine de milliards d’être humains dans le monde !
- C’est un scandale ! s’exclama Lucien qui sortait de son bain en s’ébrouant laborieusement
L’hippopotame Lucien qui était doté d’un esprit un peu simple, avait du mal à participer aux discussions politiques. Mais comme il avait un fond d’une grande générosité, il grognait chaque fois qu’une injustice le touchait profondément.
Les quatre animaux convinrent qu’il fallait agir concrètement pour la sauvegarde du genre humain. Certes, la cause était mondiale. Mais il fallait qu’ils se montrent écocitoyens en organisant une action à leur échelle. Si chaque être du règne animal en faisait autant, peut-être arriverait-on à sauver les descendants d’Adam et Eve !
Justement, les habitants du pauvre village voisin souffraient beaucoup. Tous, à demi-nus, vivaient dans des huttes misérables en torchis, ouvertes à tous les vents et tous les voleurs. Leurs maigres récoltes avaient été balayées sur pied par les intempéries récentes. Implantés au milieu de la jungle, ils étaient à l’écart des préoccupations du gouvernement, quand il y en avait un, dans un pays dont les occupants étaient très occupés à se livrer une guerre civile sans merci.
Les quatre amis résolurent de s’attaquer au problème. Il fallait d’abord approvisionner le village en victuailles. Bébert et Marcel partirent en chasse de volatiles ou de petit gibier dans la forêt. Childéric, avec sa haute stature et sa longue trompe, se chargea de cueillir des fruits rares et très goûteux dans les hautes branches des arbres. L’hippopotame se préoccupa du ravitaillement en poissons. Ils déposèrent leur butin à l’orée du village à la disposition des habitants. Et ils firent ainsi tous les jours qui suivirent.
Les hommes et les femmes furent d’abord très surpris de cette abondance de nourriture qui semblait leur tomber du ciel. Mais la famine les tenaillant, ils ne poussèrent pas leur curiosité jusqu’à en connaître l’origine. Dès le lever du soleil, ils se précipitaient à l’endroit miraculeux pour s’emparer des aliments que les animaux livraient durant la nuit. Malheureusement la race humaine n’étant pas très disciplinée, ils en vinrent rapidement aux mains pour s’approprier les meilleures parts. Certaines familles constituaient même des stocks par peur de venir à manquer ! On compta quelques morts dans des luttes sauvages qui opposaient les clans qui s’étaient constitués au sein de la communauté. Les quatre animaux se concertèrent devant cet étrange phénomène : plus ils essayaient de sauver des êtres humains, plus ceux-ci cherchaient à s’autodétruire.
Dans le même temps, un homme du village, un peu plus subtil que les autres, avait réfléchi à la situation et compris le manège des quatre animaux. Aussi vint-il un jour s’entretenir avec eux sur le bord de la rivière. Johnny démontra aux quatre compères que l’on pouvait éviter les émeutes suscitées par la générosité animale dans le village. Il suffisait pour cela que l’approvisionnement quotidien lui soit fourni et il se chargerait de les livrer dans le calme. Il établirait la liste des habitants de tout le village, passerait dans chaque hutte et ferait en sorte que chacun reçoive une part égale sans oublier personne.
Les quatre amis que les hommes considéraient comme de simples objets sur pattes et qui étaient, rappelons-le, très sensibles à la sauvegarde du genre humain, trouvèrent l’idée géniale. Aussi, ils se chargèrent désormais de livrer chaque matin la maison où dormait Johnny.
Le temps passa. Au bout de quelques semaines, Marcel en apportant sa marchandise, remarqua que la demeure de Johnny s’embellissait de jour en jour. Elle fut bientôt dotée d’une cheminée, puis d’une porte, puis d’une sonnette. Un matin, le lion Marcel eut la surprise de lire au fronton du logis de Johnny une pancarte qui annonçait : « Ici, c’est l’hypermarché Johnny, tout est moins cher qu’ailleurs, d’ailleurs il n’y a pas d’ailleurs ».
Marcel n’apprécia guère la plaisanterie et s’en alla faire immédiatement son rapport au Grand Conseil Ecologique qu’il avait fondé avec ses trois compagnons. Childéric qui était doté, bien entendu, d’une mémoire d’éléphant se souvint d’un bruit qui courait dans la forêt : il semblait que certains hommes, qu’on nommait souvent capitalistes, se plaisaient à entretenir la rareté des marchandises en se les appropriant, de manière à en faire augmenter le prix et à les vendre de plus en plus cher. Lucien qui venait à peine de se réveiller comprit tout de suite la situation :
- Ce sont tous des tarés !
On ne pouvait évidemment en rester là et participer à cette organisation monopolistique de la distribution alimentaire pour le seul profit de l’ignoble Johnny. Le Conseil Ecologique convoqua donc le commerçant sur le bord de la rivière. L’entretien fut, comme on dit dans le milieu diplomatique, courtois mais franc. Si Johnny continuait à construire sa fortune sur le dos de ses compatriotes, Lucien, l’hippopotame et Childéric, l’éléphant firent valoir qu’ils pourraient très bien, sans le faire exprès, renverser d’un seul coup d’épaule le supermarché de Johnny, et toujours sans la moindre intention belliqueuse, piétiner de leurs lourdes masses les débris de son magasin. Au cas où ces dispositions ne feraient pas effet, Marcel, le lion et Bébert le tigre insinuèrent qu’ils pourraient parfaitement manger Johnny, sans vraiment le vouloir, en le confondant avec une autre proie par une nuit noire.
Johnny crut bon de faire le dos rond. En retournant dans sa riche villa, il décida de ne pas prêter attention aux élucubrations de quatre animaux en quête de reconnaissance humaine. Il poursuivit donc son commerce légal donc non coupable, mais inhumain.
Bébert, Marcel, Childéric, et Lucien appartenaient certes au règne animal, mais ils avaient une finesse innée et une intelligence spontanée des situations complexes que l’homme n’avait pas encore remarquées chez ces êtres prétendus inférieurs.
Un matin, Marcel tomba nez à nez dans la forêt avec un missionnaire qui cherchait, comme il se doit, des êtres vivants à convertir. Plutôt que d’en profiter pour agrémenter son déjeuner ainsi qu’il est de coutume dans ce cas, Marcel invita courtoisement l’ecclésiastique à une séance du Grand Conseil Ecologique. Le missionnaire fut rapidement mis au courant de la situation. Il réfléchit un instant en fourrageant dans sa longue barbe, puis convainquit le quatuor qu’il fallait répliquer à Johnny, non par la violence, mais en retournant contre lui les armes dont il se servait.
C’est ainsi que le missionnaire ouvrit à l’autre bout du village un magasin de nourriture concurrent où chaque famille pouvait venir se servir à un prix dérisoire, voire même gratuitement. Johnny fut rapidement mis en faillite et fut même conduit à se présenter en haillons, l’air penaud et repentant dans l’établissement du missionnaire pour ne pas mourir de faim.
D’aucuns objecteront à ce récit que les animaux ne parlent pas. On voit bien que ces contradicteurs ne se sont jamis trouvés encerclés par un lion coléreux, un tigre agacé, un éléphant combatif, et un rhinocéros véloce. Si tel avait été le cas, ces incrédules sauraient parfaitement que ces animaux parviennent très bien à faire entendre leur mécontentement, leur mauvaise humeur, leur impatience et même leur exaspération devant l’entêtement des humains à ne rien comprendre aux équilibres de la nature ni même à la préservation de leur propre race.
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