Les pénitents
Ils sont tous présents, agenouillés devant l’autel. Leurs silhouettes s’estompent dans la pénombre de l’église. Leurs visages tendus vers l’or du tabernacle s’éclairent un instant à la lumière vacillante des cierges qu’ils tiennent d’une main tremblante d’émotion. Ils souffrent : l’abbé Ducard avait prévenu, la pierre est dure et froide.
Il y a là le Prisonnier qui voudrait bien s’évader. Il n’en peut plus de l’univers carcéral, des nuits sans fins déchirées de cris mystérieux et de pleurs angoissantes, des journées interminables occupées de corvées minables et de rencontres glauques. Mais c’est interdit par la loi. Et puis, il ne sait pas où se cacher. Il va être pourchassé et avoir des tas d’ennuis. Ce n’est pas très raisonnable, à trois mois de sa libération.
A se cotés, le Petit Garçon est venu. Les confitures à la fraise de sa grand-mère sont un vrai supplice. Ce n’est pas humain de concocter des confitures aussi goûteuses. Mais il n’a pas encore vraiment décidé de mettre les doigts dans le pot délicieux. La lutte contre l’obésité infantile n’est pas une plaisanterie, il faut qu’il fasse attention.
Le Pécheur est arrivé en retard avec ses bottes jaunes et son ciré. Il a du déposer sa canne à pêche à l’entrée de
la Maison de Dieu. Le Pêcheur a envie de pêcher. L’abbé Ducard a dit que ce n’était pas très catholique. Le Pêcheur n’a pas très bien appréhendé le rapport de son sport avec sa foi. Mais, à toutes fins utiles, il est quand même venu chercher une rédemption.
Le Chef de Service n’en peut plus. Dans le local à photocopieuse, devant la machine à café, la peau ambrée d’Hélène, le parfum musqué d’Hélène, le dessin parfait du cou et des épaules d’Hélène, les yeux clairs d’Hélène, tout lui tourne la tête. Il n’a pas du tout la même impression enivrante lorsqu’il rentre chez Mauricette, sa femme devant Dieu depuis vingt trois ans. Il faudrait qu’il parle à Mauricette, mais il ne s’en sent pas le courage. Il ferait mieux de songer à préparer leurs vacances annuelles en location au Lavandou.
Le Ministre des Finances n’a pas les moyens de s’acheter un cierge, mais il est présent. Il augmenterait bien les impôts. Certes, sa majorité avait juré pendant la campagne électorale de les baisser. C’était le bon temps. Mais lorsqu’il est arrivé aux affaires, l’huissier a solennellement ouvert le coffre magique, en bois des îles, dans lequel nos édiles puisent les moyens de leurs ambitions démesurées. Devant ses yeux effarés et son visage d’énarque traumatisé par les soucis de la vie domestique, trois louis d’or oubliés constituaient la seule richesse du gouvernement élu par la nation.
Le Vénitien retournerait volontiers à Venise. Il se demande d’ailleurs ce qu’il fait là. Bien sûr, le métier de gondolier à des contraintes. Il se souvient des méchantes ampoules qui ravageaient ses fines mains d’angelot en fin de journée. Il avait décidé de partir vers un Eldorado lointain où ses capacités s’épanouiraient dans un emploi plus doux à son corps d’adolescent. Mais son rêve de réussite professionnelle s’est évanoui dans les bureaux de l’ANPE.
Le Fumeur est à genoux physiquement et mentalement. Son briquet ne lui a servi qu’à allumer son cierge. Il aimerait tant en griller une petite. Mais la loi l’interdit désormais dans les lieux publics. La loi n’a jamais fumé, elle ne connaît pas ce désir ravageur et tenaillant. Qu’est-ce qui interdirait qu’il allume une cigarette, là, maintenant, tout de suite ? Incommoder le Ministre des Finances ? De toute façon, il périra d’un ulcère à l’estomac. Mais l’abbé Ducard veille sur les pénitents. Pourquoi, Dieu, l’abbé Ducard n’a-t-il jamais fumé ? C’est injuste.
Le Joueur est démangé par l’envie de jouer gros. Voilà des mois qu’il perd régulièrement sa mise au loto sous les ricanements sarcastiques de sa femme Amélie et les condoléances intéressées de son buraliste. Il pense qu’il faut changer de dimension dans son jeu. S’il misait son salaire du mois, il parierait sur un plus grand nombre de combinaisons et élèverait ainsi ses chances d’empocher le gros lot. S’il perd, il risque une raclée. Il pourra toujours expliquer à Amélie que son usine l’a mis en chômage technique. Par les temps qui courent, toutes les usines étant en difficultés, ça peut prendre, mais ce n’est pas sûr.
Le Galérien est à bout. Il en a plein le dos de prendre des coups de fouet sur l’échine. Il va organiser la révolte sur son navire. Mais si ça tourne mal, il aura le choix entre galère et bagne ou alors gibet. Ce serait sans doute préférable.
Bibi, le chat de l’abbé du Ducard a pris place dans les rangs également. Il est continuellement alléché par le gigot du dimanche préparé par la mère Bailly, la gouvernante du prêtre. Cette bonne odeur de chair grillée, il la respire à cent mètres, même à travers les fenêtres de la maison du père Ducard. Il ne peut s’empêcher de grimper sur la table dès que la mère Bailly a le dos tourné. Et en plus, il sait que ce n’est pas bien !
D’autres sont venus également : le Marathonien épuisé qui voudrait tant arrêter sa course, le Banquier affamé qui donnerait bien un petit coup de pouce à ses taux d’intérêt pour combler sa maîtresse de cadeaux, le Prophète qui voudrait aller prêcher dans le désert mais sans y mourir de soif….
Et puis soudain, sur un signe de l’abbé Ducard, le chœur des voix s’élève vers la croix du Christ illuminé dans l’obscurité mystérieuse du Saint Lieu :
- SEIGNEUR, NE NOUS LAISSE PAS SUCCOMBER À
LA TENTATION !
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