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Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Non, mais qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Dire que je pouvais un courir un petit critérium bien tranquille à Plougastel ! A cette époque de l’année, c’est charmant la Bretagne… Eh bien non ! Il a fallu que je fasse mon malin en acceptant un remplacement pour Paris-Roubaix.
Il est vrai que j’ai éprouvé le besoin de me distinguer au mois de mars, dans Paris-Nice, dans l’étape de Saint-Etienne, pour être précis. J’ai gagné le sprint intermédiaire à Saint-Martin-la-Plaine. Mon directeur sportif en a déduit que je monte en puissance, comme il dit, et que je vais surprendre tout le monde. Pour ce qui est de surprendre, je surprends. Il n’a pas encore compris que j’ai simplement voulu passer en tête dans mon village natal. Bref, quand Van Bruycken a déclaré forfait pour Paris-Roubaix, il est venu me chercher. A 19 ans, je me suis senti particulièrement flatté de participer à mon premier Paris-Roubaix en compagnie des grosses pointures du vélo mondial.
En junior, j’ai gagné toutes les courses les plus fréquentées, du moins dans mon département. Mon passage chez les seniors s’est donc imposé. Mais je n’avais pas vraiment envisagé de débarquer sur le Paris-Roubaix des professionnels aussi rapidement. Très fier de moi, j’ai accepté. Le coach a même laissé entendre que, si tout se passait bien… on pourrait peut-être parler d’une sélection pour le Tour de France. Alors là, dans ces conditions, évidemment !….
Le départ de la course m’éblouit : beaucoup de journalistes, du monde, la fête quoi !!. J’ai même failli être interviewé à la télé. Mais la journaliste-reporter s’est trompée. Elle m’a confondu avec Mollard, le leader de mon équipe. J’ai réussi à signer un autographe à un gamin binoclard, qui n’avait pas l’air trop au courant, non plus, des choses du cyclisme. Pendant ce temps, Mollard en signait une bonne centaine. A son sourire béat, je n’avais aucun doute : il se prenait pour la vedette de la journée. La course n’a pas démarré trop vite… je me sentais bien, je pouvais faire le beau. Avec nos casques et nos lunettes profilés, nous avions l’air d’extraterrestres. Un gars de Compiègne s‘est bien échappé dès le départ, mais la consigne a été vite passée de le laisser faire : il voulait lui aussi passer le premier dans son patelin.
Après, il s’est mis à pleuvoir. Je les soupçonne de mettre Paris-Roubaix en avril pour être sûrs qu’il pleuve. Un Paris-Roubaix tout sec, ça ne ressemblerait à rien. Et puis, après 100 kilomètres, les premières difficultés sont apparues soudainement, au détour d’un village, Troisvilles. C’est le nom du village. A partir de là, tout est comme le prétend la légende : infernal. Les secteurs pavés se sont succédé. Parfois en montée, ce qui ne gâte rien. Les organisateurs ont trouvé un nouveau tronçon près de Valenciennes cette année : 1600 mètres de pavés, tout en grimpette. J’ai fini à pied comme tout le monde ou presque. Il y a des moments où une course cycliste devient un non-sens. J’ai pensé, à cet instant, aux compétitions de jeunes dans mon canton. Celui qui mettait pied à terre était la risée du village pendant trois mois. On en n’était plus là.
Pour l’heure, il ne pleut plus. Le ciel est bas, le soleil risque un rayon entre deux nuages puis court se cacher. Mais des flaques d’eau inondent la chaussée. Je suis à bout, j’ai mal partout, je ne sens plus mon corps. J’essaie de conserver de la souplesse dans le coup de pédale. Mais la machine tressaute à chaque instant. Dans ces conditions, j’ai bien peur que la souplesse ne soit un luxe hors de ma portée immédiate.
En plus, bien entendu, je suis tombé dès les premiers pavés, je ne sais plus où… Quand Merckx ou Hinault sont tombés, on s’est souvenu de l’endroit, c’est tout juste si on n’y a pas élevé un mausolée… Moi, personne ne souviendra où j’ai chuté. Il y a des gamelles plus historiques que d’autres. Ma cuisse est entamée et même sanguinolente.
Qu’est-ce que je regrette d’avoir sprinté à Saint-Martin-la-Plaine ! J’avais juste envie d’épater les filles du village. J’ai d’ailleurs réussi. Enfin un peu. Je suis sorti avec Emilie, le week-end dernier. Gentille Emilie. Les copains de la dernière de CAP n’en pouvaient plus de jalousie. A Saint-Martin-la-Plaine, tout être humain, de sexe masculin, entre 18 et 55 ans a rêvé ou rêvera d’Emilie. S’ils me voyaient en ce moment, les copains…. !!
Je viens de dépasser Mons-en-Pévèle : 3 kilomètres de pavés. C’est le tronçon le plus dur selon les anciens après la tranchée d’Arenberg. Les organisateurs nous ont fait cadeau, cette année, de la trouée d’Arenberg. Bien aimables. Moi, je trouve tout difficile. A Plougastel, ils passent un dimanche tranquille… Je le sais, je l’ai fait l’an dernier : sur un bitume bien propre, ça roule tout seul.
Il y a vingt minutes j’ai rattrapé ce belge qui court devant moi. Je me demande comment j’ai fait. Il a du crever, ce n’est pas possible autrement. Enfin, quand je dis un belge, je fais une hypothèse, je ne suis pas vraiment sûr…. C’est un paquet de boue sur un vélo. On ne voit que le blanc de ses yeux et ses dents blanches qu’il serre au milieu d’un visage informe. Son casque est de guingois sur le sommet de son crâne. Je dois ressembler grosso modo à la même chose. A Saint-Martin, mon allure royale sur mon vélo me vaut l’admiration de tous les spécialistes. J’ai même gagné le challenge de l’élégance dans je ne sais plus quelle course. Mais ici la préoccupation première, c’est d’abord de rester sur son vélo…
Une nouvelle portion de pavés. J’ai l’impression que ça n’en finit pas. Les bras jouent comme sur un marteau-piqueur. Si on roule au milieu de la route, on risque la chute à tout instant sur les pavés mouillés. Si on se cale sur le bas coté où il y a plus de terre, on a une bonne chance de heurter un spectateur de plein fouet. En mettant les choses au mieux, c’est l’hôpital assuré pour lui et le coureur.
Le belge continue imperturbablement. Il souffre aussi, mais il continue. Je ne peux pas faire moins, tout de même. Je n’ai aucune idée de l’endroit où peut se trouver mon directeur sportif. Si je crève, je rentre à pied. Je me demande si ça ne serait pas la meilleure solution.
Le belge me fait signe de passer et de mener un peu notre duo. Il doit en avoir assez de m’ouvrir la voie et de me protéger du vent, de la boue, des spectateurs. Il est sympa le belge, mais à l’heure qu’il est, c’est un peu chacun pour sa pomme …. Mais il n’est pas si maladroit que ça, il manœuvre et me fait passer devant.
Tiens un journaliste sur une moto, juste devant moi. Il commente. Il dit qu’il est en compagnie du français Dumartin. C’est moi, mais je ne comprends pas pourquoi il dit que je suis français, ça n’a pas grand-chose à voir avec la situation présente. Il ajoute que Dumartin a l’air de souffrir. Merci du renseignement. Il me tend le micro en me demandant si je vais tenir le coup. Je n’ai aucun souffle pour lui répondre, je me contente d’un vague signe. De toutes façons, sa question est idiote. Et puis, il a l’air content de ma réponse.
Au bord de la route, un moustachu en tricot de peau, une casquette publicitaire vissée sur la tête s’est mis à courir à coté de moi en hurlant. Il risque de me faire tomber à chaque instant.
-« Va-z-y …baisse la tête… t’auras l’air d’un champion… »
Très fin comme remarque. Il éprouve le besoin de me renverser sa bouteille de soda sur le crâne. Il a du voir ce geste à la télé lorsque les supporters rafraîchissent les coureurs dans la montée de l’Alpe d’Huez, en plein été. Je n’ai pas vraiment le temps de lui expliquer que la situation n’est pas exactement identique. Je m’arrêterais volontiers pour lui en mettre une. L’excité s’essouffle. Enfin, il lâche prise.
Plus loin, une famille. Visiblement, ils campent sur le bord du chemin depuis deux ou trois jours pour voir passer la course. A midi, ils ont du s’empiffrer en nous attendant. J’aperçois des restes de gigot froid sur la toile cirée qui recouvre la table de camping. Les femmes crient. Le père de famille ventripotent applaudit en restant assis sur son fauteuil de camping. Les enfants essaient de reconnaître nos dossards. L’un deux me confond encore avec Mollard. Je ne relève pas l’erreur, d’ailleurs j’aurais du mal à émettre une remarque. Un passage bitumé enfin qui permet de souffler un peu. Le belge en profite pour repasser devant. Il a l’air toujours aussi décidé et hargneux, le belge. J’ai même l’impression bizarre que, sous son masque maculée de boue, il a repris quelques couleurs. Il va falloir que je me méfie. Dans un village une fanfare joue, je n’ai pas le temps de reconnaître l’air. Je me demande si elle n’est pas en train d’exécuter « la brabançonne » pour saluer le belge.
Lui et moi reprenons un peu d’allure. Le vent siffle dans les rayons de nos roues. J’essaie de me décontracter. Il faudra que je discute un peu avec mon compagnon après la course. Je n’ai jamais autant souffert, ça vaudrait quand même le coup de savoir avec qui j’ai partagé cet épisode humain. Et puis j’aimerais bien savoir s’il est vraiment belge.
Samedi matin, le directeur sportif nous a obliger à apprendre le parcours par cœur. Enfin sauf Mollard, parce qu’il n’ose pas lui donner d’ordre à Mollard et puis Mollard il a déjà couru trois fois Paris-Roubaix. Je ne voudrais pas ergoter, mais il n’a jamais vraiment fait de résultats Mollard. Peut-être dans les 4 jours de Dunkerque, il y a deux ans. Il a battu un champion du monde de poursuite dans l’étape contre la montre. Tout le monde savait que le champion du monde en question était malade ce jour-là… sauf la plupart des journalistes qui ont célébré l’exploit de Mollard… qui, depuis, ne se sent plus d’aise.
D’ailleurs, tout à l’heure, le bruit a couru entre coureurs que Mollard avait abandonné dès les premiers tronçons bosselés. Ça ne m’étonnerait pas. Alors que je m’échine à honorer convenablement mon premier contrat pro, monsieur Mollard joue les chochottes. Je voudrais bien qu’on s’en explique avec le boss.
Bref, pour en revenir au parcours, si mes souvenirs sont bons…. ce qui n’est pas évident dans l’état où je suis actuellement… il reste un obstacle majeur avant Roubaix qui doit s’appeler le Carrefour de l’Arbre.
Dans l’état de fatigue où nous nous trouvons, la dernière difficulté est bien entendu la plus terrible. Le belge râle, suffoque. Si j’avais le courage, je m’inquièterais pour lui. Mais je sens que je suis tombé sur un teigneux. Un qui continuera quoiqu’il arrive. Comme un bœuf de labour. Moi, j’ai une pensée furtive pour Emilie. Puis, je me dis que ce n’est vraiment pas le moment. Alors je pense aux grands anciens. Maurice Garin qui a gagné en 1897. Henri Pélissier en 1919. Comment faisaient-ils ? Ces gens-là poussaient des machines qui pesaient plus d’une dizaine de kilos. Dans quel état arrivaient-ils à Roubaix ? Etaient-ce des surhommes ? Et même Van Steenbergen, vainqueur en 1948. C’était quelque chose Van Steenbergen sur un vélo.
Les faubourgs de Roubaix. Enfin, j’espère parce que j’en ai vraiment ras la casquette. Le belge semble avoir un nouveau regain de vigueur. Je ne vais quand même pas le laisser s’échapper à quelques encablures du but. Il me regarde d’un oeil mauvais pour voir dans quel état je suis. J’essaie de prendre un air dégagé. Une fois de plus, je m’accroche. La foule applaudit, merci la foule.
Ça se précise, j’entends des coups de sifflets. Des flics en uniforme écartent les motos et les véhicules publicitaires. Ou je me trompe fort, ou c’est l’entrée du vélodrome. Un petit tunnel : j’ai un moment d’émotion, je repense à Van Steenbergen en 48. Et puis encore une fois à Emilie. J’espère qu’elle suit la course. Ce serait quand même le comble qu’elle ne soit pas au courant du mal que je me donne.
Autour de la piste, c’est le délire. Ça fait quand même du bien. C’est une autre dimension que le critérium de Saint-Martin la Plaine. A tout casser, il y avait une dizaine de mordus autour de la ligne d’arrivée. Je me demande si je vais lancer le sprint. En junior, je n’étais pas mauvais dans ce genre d’exercice. Et puis, je ne peux pas, je laisse passer le belge qui juge bon d’émettre un râle de satisfaction. De toute façon, ça n’a aucune d’importance. Je ne l’ai pas dit, mais les premiers ont du arriver depuis une heure au moins. Nous sommes les deux derniers à sortir de l’Enfer du Nord.
Tintin
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