Entre bourgeois
Monsieur Menard et mon père ont pris place dans les deux fauteuils, proches l’un de l’autre pour mieux causer. Monsieur Ménard n’est pas assis, il est vautré. Sa panse proéminente ne lui permet pas d’autre attitude. Il tire fréquemment sa montre de son gousset comme si le temps lui pesait. Son visage s’anime lorsqu’il parle de ses affaires et de sa banque : sa lippe graisseuse gesticule alors entre ses bajoues adipeuses tandis que son regard scrute son interlocuteur dont il cherche à mesurer la fortune et donc l’intérêt pour son établissement. Mon père l’écoute d’un air fatigué : visiblement, cette rencontre de pure forme l’ennuie à mourir. Il passe fréquemment sa main sur son front glabre. Ses petits yeux bleus s’attardent fréquemment sur le portrait de son beau-père trônant depuis vingt longues années sur le manteau de la cheminée. Je crois qu’ils ne s’aimaient pas.
Madame Ménard et ma mère occupent les deux extrémités du canapé. La distance entre elles semble indiquer leur prudence respective. Elles avaient le devoir de se rencontrer mais elles devaient se jauger et se juger avant d’établir le niveau de leur éventuelle relation. Madame Ménard se tient droite : elle n’appuie pas son dos. C’est ainsi que l’on doit s’asseoir. Elle est vêtue de noir et parle d’un ton monocorde. Tout est pincé chez elle : l’attitude, les lèvres, les doigts décharnés. Ses yeux inexpressifs m’ont détaillée dès l’entrée : je me demande si je ne la dégoûte pas. Ma mère tient son rang. Sous ses cheveux blonds tirés en arrière, ses joues fardées, et ses lèvres rougies, elle sait, elle aussi, les bonnes manières. Elle a attaqué très fort sur le temps qu’il fait en ce début d’été un peu chaud, sans doute, mais si agréable le soir venu sous les frondaisons du jardin. Madame Ménard en convient tout en introduisant une nuance majeure : il ne faudrait pas qu’un tel mois de juin soit annonciateur d’orages violents comme cela arrive parfois. Les récoltes attendues dans les vastes propriétés du couple pourraient en souffrir.
Antonin Ménard est là aussi. Ridicule. Il s’est assis sur une chaise à égale distance des hommes et des femmes. Il a déposé son chapeau melon sur ses genoux serrés. Il ne sait pas où poser son regard vitreux ni son sourire gêné. J’ai remarqué tout de suite sa stature malingre, et ses gestes empruntés. J’ai envie de rire, mais en même temps il me fait de la peine. Comment peut-on penser que je pourrais prendre un être aussi insignifiant pour époux ? C’est pourtant l’idée géniale qui a poussé nos géniteurs respectifs à organiser cette entrevue diplomatique. J’ai manifesté longuement mon désaccord : Papa et Maman m’ont fait valoir la fortune immense de la famille Ménard. Papa et Maman sont des êtres valeureux, mais le monde qu’ils se sont construit a failli s’effondrer quand je leur ai indiqué que je n’avais rien à faire de la fortune des Ménard. Prise par le souci de ne pas trop les décevoir, mais aussi par la curiosité d’une étude ethnologique des moeurs de notre temps, j’ai néanmoins accepté le principe du rendez-vous d’aujourd’hui, bien que Papa ait pris soin d’ajouter que, de toutes façons, personne ne demandait mon avis.
Antoinette n’a pas encore servi le thé. Ma mère la rabroue en se forçant un peu car elle l’aime bien, Antoinette. Il importe de montrer à Madame Ménard qu’elle tient en mains sa domesticité. De son regard d’aigle, Madame Ménard juge tout. Elle fait un tour d’horizon des tentures, des bibelots, des tapis. Le salon en est bourré, je me demande d’ailleurs pourquoi il faut accumuler autant de choses qui ne servent à rein dans un intérieur bourgeois. Le piano est là accrochant le regard de Madame Ménard qui s’informe de mes performances : ma mère assure que je joue comme une artiste. C’est du meilleur effet auprès de notre visiteuse sauf que c’est très exagéré. Je dirais même que mon prof de musique aurait abandonné mon cas depuis longtemps s’il n’avait pas une jeune comédienne à entretenir à grands frais. Les quelques deniers que lui allouent mes parents, en espérant faire de moi une jeune femme au talent musical irréprochable, sont juste suffisants pour assouvir les caprices de sa conquête.
Antoinette apporte enfin un plateau fumant et brinqueballant. Je prie pour qu’elle tienne le coup en dépit de l’arthrose qui lui mine les poignets. Je me tiens prête à jaillir de ma chaise au cas où la théière menacerait de se renverser sur les genoux de Madame Ménard.
Les hommes ont attaqué les discussions sérieuses. Papa décrit ses affaires : son commerce de tissu avec les colonies est florissant. Il a largement dépassé son chiffre d’affaires de l’an dernier. Monsieur Ménard respire : nous traitons au niveau international, nous ne sommes pas entre petits commerçants de quartier. Il regarde encore sa montre. Il dit à mon père qu’il aimerait le rencontrer sérieusement un jour prochain. J’en déduis que nous n’en sommes qu’aux escarmouches. Monsieur Ménard évoque d’un air mystérieux quelques investissements dont il tient à faire profiter ses amis industriels. Il sent que Papa est un homme dynamique, soucieux de développer le potentiel de son entreprise et défendre les couleurs de l’économie nationale. Papa approuve gauchement : j’ai l’impression qu’il n’était pas au courant de ses propres qualités.
Antoinette commence à faire le service : ses gestes sont mal assurés. J’essaie de l’aider. J’ai une idée. Je vais jouer à la jeune fille de bonne famille : mes mains s’emparent de l’assiette de biscuits pour la proposer à chacun. J’en profite pour me pencher un peu plus longuement que nécessaire sur Antonin Ménard. Mon geste le tétanise : il rougit, tend des doigts tremblants vers le plateau, marmonne quelque chose dans un rictus chuintant qui se veut peut-être un sourire aimable. Nos affaires matrimoniales s’annoncent particulièrement mal. Je suis morte de rire, tout en ayant un peu honte de tarabuster ce pauvre garçon.
Madame Ménard évoque les difficultés que lui procure son personnel. C’est l’alibi qui lui permet de faire le recensement public de sa nombreuse domesticité, tout en égrenant les manquements professionnels de chacun. La difficulté, c’est que les petites gens ne savent plus ou, pire, ne veulent plus travailler soixante heures par semaine aujourd’hui.
-« Vous allez voir qu’il vont nous demander des congés ! »
Maman approuve gravement, en essayant de passer à un autre sujet. Nous n’avons en effet à notre service, hormis Antoinette, que Jean le jardinier et Martin notre palefrenier-cocher. Maman trouve que ç’est un peu mince pour envisager de sortir dans le grand monde. Papa pense que ça va très bien comme ça : il a horreur d’avoir à diriger le personnel.
Antonin Ménard n’a pas encore prononcé un mot. D’ailleurs personne ne lui demande rien. Son père le regarde de temps à autre en espérant que son fils n’interviendra pas. Mais il faudrait quand même lui faire dire quelque chose avant la fin de l’entretien. Ç’est visiblement le souci principal de M. Ménard. Il cherche une question facile à partir de laquelle il n’y aurait aucun risque que son fils essaie de dire quelque chose d’original.
-Savez-vous qu’Antoine vient d’entrer à la faculté de droit, nous allons en faire un avocat ! N’est-ce pas Antoine ?
Antoine respire un peu plus fortement. Il espérait sans doute qu’il ne serait pas question de lui avant la fin de la conversation. Il ne sait pas quoi répondre, alors il rosit, baisse les yeux et s’en sort en lapant un peu de thé dans le fond de sa tasse déjà vide. J’ai l’impression qu’il n’avait pas la moindre envie d’entreprendre des études de droit.
Après cette brillante déclaration, le regard supérieur de Monsieur Ménard fait le tour de l’assemblée. Madame Ménard approuve d’une mine encore plus compassée que précédemment. Maman dit que c’est un brillant avenir pour un brillant jeune homme. Papa émet une légère toux qui doit être une approbation flatteuse. Moi, je me retiens de demander comment un être aussi terne pourrait devenir un jour un maître du barreau. J’essaie d’imaginer les pensées d’un assassin présumé dont Antonin aurait à assurer la défense.
Je regarde l’horloge dorée sur le marbre de la cheminée. Les festivités durent déjà depuis trente minutes. Il va falloir tenir le coup encore une heure au moins, si j’en crois le code des bonnes manières que Papa m’a offert pour le dernier Noël. Une idée originale vient de frapper Madame Ménard. Le couple prend les eaux chaque année à Vichy : peut-être pourrions nous nous y rencontrer le mois prochain ? Papa évite un léger étouffement en reposant vivement sa tasse sur sa soucoupe. Maman sauve les apparences en se précipitant :
- Quelle bonne idée ! Pourquoi pas ? Nous serions ravis, n’est-ce pas Gaston ?
Gaston, l’époux de maman, a eu le temps de poser son thé sur le guéridon et de reprendre ses esprits :
-Bien entendu, Marthe !
Madame Ménard ajoute qu’Elodie et Antonin pourraient en profiter pour faire davantage connaissance. La perspective me fait moins rire. Je crois qu’à ce moment là, je lève les yeux au ciel. Quand ils reviennent sur terre, ils sont fusillés par le regard de ma mère qui n’apprécie pas mon manque d’empressement. Antonin vient de se recroqueviller encore un peu plus sur lui-même.
Enfin, l’après-midi s’avance. L’heure convenable pour se quitter arrive. Madame Ménard tend ses deux joues à Maman qui les effleure délicatement. Madame Ménard tire visiblement un bilan globalement positif de son inspection. Elle déclare qu’elle a été ravie de faire notre connaissance et ajoute, à tout hasard, que nous avons un intérieur charmant. Elle me fait l’honneur d’un léger signe de tête en sortant. Je ne me souviens plus de ce qu’il convient de faire à ce moment de la rencontre : prise au dépourvu, j’esquisse une furtive révérence. Antonin Ménard s’incline devant moi d’un mouvement raide du buste.
Feignant de se rendre chez son amie Rose, Elodie s’est précipitée chez le jeune sculpteur Gustave dans la soupente qui lui sert d’atelier. Elle lui a longuement raconté la visite des Ménard. Puis, elle s’est endormie. Nue, dans les bras de son amant
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.