Archive pour le 10 janvier, 2009

Entre bourgeois

10 janvier, 2009

Monsieur Menard et mon père ont pris place dans les deux fauteuils, proches l’un de l’autre pour mieux causer. Monsieur Ménard n’est pas assis, il est vautré. Sa panse proéminente ne lui permet pas d’autre attitude. Il tire fréquemment sa montre de son gousset comme si le temps lui pesait. Son visage s’anime lorsqu’il parle de ses affaires et de sa banque : sa lippe graisseuse gesticule alors entre ses bajoues adipeuses tandis que son regard scrute son interlocuteur dont il cherche à mesurer la fortune et donc l’intérêt pour son établissement. Mon père l’écoute d’un air fatigué : visiblement, cette rencontre de pure forme l’ennuie à mourir. Il passe fréquemment sa main sur son front glabre. Ses petits yeux bleus s’attardent fréquemment sur le portrait de son beau-père trônant depuis vingt longues années sur le manteau de la cheminée. Je crois qu’ils ne s’aimaient pas.

Madame Ménard et ma mère occupent les deux extrémités du canapé. La distance entre elles semble indiquer leur prudence respective. Elles avaient le devoir de se rencontrer mais elles devaient se jauger et se juger avant d’établir le niveau de leur éventuelle relation. Madame Ménard se tient droite : elle n’appuie pas son dos. C’est ainsi que l’on doit s’asseoir. Elle est vêtue de noir et parle d’un ton monocorde. Tout est pincé chez elle : l’attitude, les lèvres, les doigts décharnés. Ses yeux inexpressifs m’ont détaillée dès l’entrée : je me demande si je ne la dégoûte pas. Ma mère tient son rang. Sous ses cheveux blonds tirés en arrière, ses joues fardées, et ses lèvres rougies, elle sait, elle aussi, les bonnes manières. Elle a attaqué très fort sur le temps qu’il fait en ce début d’été un peu chaud, sans doute, mais si agréable le soir venu sous les frondaisons du jardin. Madame Ménard en convient tout en introduisant une nuance majeure : il ne faudrait pas qu’un tel mois de juin soit annonciateur d’orages violents comme cela arrive parfois. Les récoltes attendues dans les vastes propriétés du couple pourraient en souffrir.

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